Jim Shaw


 

Jean-Louis Roux
"Les ennemis de l’I sont des dévots de l’O"
Les Affiches de Grenoble, Grenoble, 27 juin - 4 juillet 2003, p. 107

Un citoyen américain annonce la chute de l’empire américain…
Au Magasin, Jim SHAW s’inquiète drôlement de la dérive idéologique de ses compatriotes, dans une exposition où l’affliction emprunte la forme d’une fiction s’en prenant à la religion.

L’histoire de l’humanité n’est qu’une affaire de courant : pôle positif et pôle négatif, sexe masculin et sexe féminin… L’électricité ne connaît que le plus et le moins, tandis que le langage informatique s’en tient au zéro et à l’in ; le genre humain lui, se partage entre les o et les I : l’I, c’est le zizi ; l’O, c’est le kiki. Ce qui provient de l’O est beau, ce qui procède de l’i est moins joli. L’O relève du divin, tandis que l’I découle du Malin. En d’autres mots : le bien est féminin, puisque le mal, c’est le mâle… On raconte que les zélateurs de l’O auraient fondé – au milieu du XVIIIe siècle, dans la région de Lake Finger, État de New York – une nouvelle religion qu’ils auraient nommée «O-isme». Cette foi, autrefois réprimée, se serait au final tellement bien incorporée à la mentalité américaine, qu’elle s’y serait complètement dissoute, à l’instar du sucre dans un verre d’eau : intégrée à un point tel, qu’elle en serait à la fois devenue omniprésente et invisible. Mais Jim Shaw survint, et brusquement l’O parut comme le nez au milieu de la figure de l’oncle Sam…

Jim SHAW conjugue son œuvre au conditionnel : «serait» et «aurait» sont ses formes verbales préférées. Du reste, il ne signe jamais ses tableaux, laissant ainsi planer un doute sur leur authenticité./ Car cet artiste du Michigan (né en 1952 à Midland, mais vivant aujourd’hui à Los Angeles) se revendique de la cohorte des créateurs américains qui s’approprient des images déjà existantes, qu’ils reformulent et réinterprètent à leur façon ; sauf que, pour le coup, ces images trouvées n’ont pas été trouvées du tout… Jim SHAW crée des images fictives, dont il abandonne la paternité à d’autres, lesquels autres sont eux-mêmes des fictions. Il commet des faux «faux» ; il déclare sienne une œuvre qui provient réellement de lui, tout en laissant entendre à mots couverts qu’elle serait l’œuvre d’autrui. Ou bien, plus retors, il expose une inénarrable (et très hilarante) galerie de tableaux prétendument réalisés par des peintres du dimanche, infâmes et réjouissantes croûtes dont il nous fait accroire qu’il en serait l’auteur, alors que ce sont en réalité des artistes amis (principalement ses assistants) qui les ont peintes, sur sa suggestion ; de l’art de prêcher le vrai pour obtenir le faux.

Il paraît que le féminisme et le mormonisme seraient nés dans le même temps et dans la même région des Etats-Unis ; la coïncidence donne à réfléchir. Moyennant quoi, Jim SHAW propose actuellement au Magasin une de ces fictions dont il a le secret, allégorie sur la chute des utopies et la montée des activismes religieux. En inventant l’O-isme, secte imaginaire s’inspirant de religions bien réelles dans son pays, l’artiste dénonce le vide affligeant de la conscience, que ses compatriotes comblent avec n’importe quoi ; d’où l’abondance, dans cette exposition, de représentations d’espaces dépourvus de contenu ou de machines destinées à brasser du vent (aspirateur, poubelle, puits, etc.), réceptacles où règne le néant. La difficulté de cette œuvre, cependant, teint à son américanisme revendiqué, tant elle se réfère incessamment aux substrats historiques et culturels des USA ; ainsi en est-il de cette vaste installation où chacun identifiera aisément les chariots disposés en cercle et les bâches piquées de flèches d’indiens chers à l’imagerie des westerns, mais où seuls les initiés remarqueront d’eux-mêmes que le titre de l’œuvre, The Donner Party, fait allusion à The Dinner Party, tableau emblématique de l’artiste féministe Judy CHICAGO, tandis que la toile de fond représente un site californien tout ce qu’il y a d’authentique, qui fut le théâtre d’un épisode dramatique de la colonisation de l’Amérique – au cours duquel des pionniers acculés en virent à s’entredévorer.

Pour autant, le visiteur prendra du plaisir à découvrir ces «œuvres d’inspiration O-iste», en ce que la fantaisie y règne en maître ; plagiant le mythe d’Osiris (le dieu égyptien dont le corps fut dépecé et les morceaux dispersés), Jim SHAW a inventé par exemple une série d’instruments de musique en forme d’organes et de membres humains : «os castagnettes», «guitare main», «cornemuse testicule», etc. On appréciera aussi son sens du calembour et des associations d’idées les plus saugrenues, comme dans cette pièce en fourrure qui agglutine les références à OPPENHEIM (Meret-, 1913-1985, artiste surréaliste) et à OPPENHEIMER (Jacob Robert -, 1904-1967, physicien inventeur de la bombe atomique). On se réjouira encore de son art du pastiche, excellant notamment dans la fausse peinture abstraite des années cinquante (et émettant au passage l’hypothèse que l’art abstrait serait peut-être un nouvel iconoclasme, détestation de cette figuration qui offusque les dévots). On appréciera enfin son penchant pour l’affabulation, cultivant le mensonge pour mieux serrer la vérité. C’est entendre que cet O met les points sur les I.