Charlotte Laubard
"Jim Shaw"
Technikart, Paris, septembre 2003,
p 118
C’est la troisième roue du carrosse. Un bolide incontrôlable
tout droit sorti de Cal Arts, la mythique école d’art californienne,
défrayant la chronique des années yuppies à force de giclées
de ketchup, de peluches violentées et de peintures reprenant les poses
lascives de revues spécialisées. Paul McCarthy, Mike Kelley, Jim
Shaw. Au panthéon du trash californien, Jim Shaw reste le moins connu.
Sans doute parce que son œuvre s’avère plus éclectique,
son auteur puisant sans relâche dans les poubelles de nos représentations,
icônes surannées, brillantes de vulgarité par leur trop plein
d’insignifiance. Une entreprise de vaste recyclage que l’artiste,
né en 1952 dans le Michigan, entreprend au fil de ses trouvailles dans
des brocantes et autres «trift stores», et qui l’a amené
à concevoir son œuvre comme ces encyclopédies inutiles vendues
au porte-à-porte.
Non content d’avoir amassé une collection de plus de quatre cents
toiles de peintres du dimanche («Trift Store Paintings») et dessiné
pendant plus de dix ans ses rêves à faire pâlir John Carpenter
(«Dreams»), voici que Jim s’est lancé dans l’invention
d’une religion «afin de voir comment une autre structure d’esprit
pourrait affecter l’esthétique» : «Quand j’ai commencé
à voir ces trucs évangélistes sur le câble, explique-t-il,
ce fut comme la fascination de rencontrer un handicapé mental que l’on
vous a caché pendant plus de vingt ans. Comme si une partie du passé
étrange de l’Amérique, censurée par les médias,
refaisait surface. » Après des recherches intensives sur l’âge
d’or de ces religions américaines nées entre 1820 et 19000,
et devant l’énormité de la tâche, il a choisi d’ajourner
l’écriture de son évangile «o-iste» pour se concentrer
sur quelques-uns de ses interdits, «comme organiser une société
secrète composée d’hommes dans le contexte d’une religion
matriarcale, ou une imagerie irrémédiablement figurative dans une
société iconoclaste. »
Ainsi, dans son exposition au Magasin de Grenoble, le spectateur passe d’abord
par l’atelier d’un peintre o-iste, fidèle au canon d’une
abstraction transcendantale à la Rothko, qui cache honteusement dans des
casiers ses activités pécheresses d’illustrateur publicitaire
(«The Goodman Image file and Study», 2002).Point de rituel cannibale
dans la seconde salle, comme la donnerait à penser les instruments de musiques
anthropomorphiques surréels – guitare/torse, harpe/oreille, cornemuse/couilles
– qui y ont disposés, mais celui de cette société secrète
masculine dont le rite d’initiation incantatoire et hypnotique est présenté
dans la vidéo «initiation Ritual of the 360 Degrees» (2002).
Toutefois, c’est l’installation «The Donner Party» (2003)
qui convainc définitivement du potentiel créatif généré
par l’invention de cette religion de pacotille : devant un large panorama
peint de Rocheuses enneigées et traversées par des routes rectilignes
désertes bordées de quelques enseignes lumineuses de motels misérables,
gisent les reliquats d’une cérémonie sacrificielle o-iste.
Les quelques poupées décapitées, pâtes de poulets,
tourne-disques et fours customisés en fétiches avec perles colorées
et éclaboussures de peinture, installés sur des autels/roulottes
disposés circulairement, célèbrent tout autant les «patriarches»
de l’o-isme qui figurent dans le ciel étoilé de la peinture
panoramique (fondateurs de la scientologie, du mouvement adventiste, témoins
de Jehovah, culte tantrique…) qu’ils commémorent la tragédie
de ces premiers colons américains coincés par la rigueur de l’hiver
dans les montagnes et devenus anthropophages afin de survivre. De quoi convertir
tout impie de l’art contemporain.