Judicael Lavrador
"O-culte"
Les
Inrockuptibles, Paris, 30 juillet - 5 août 2003, p. 68
Alléluia, rendons grâce à Jim Shaw, artiste culte de la West
Coast, rockeur amateur des Destroy All Monsters et, depuis deux ans, prophète
défroqué d’une religion décadente : l’O-isme,
du nom de la divinité o, sainte parmi les saintes, sans visage ni défauts.
Dans une expo-évangile, planqué derrière les noms d’une
pléiade d’hagiographes, d’artistes et d’adorateurs tous
parfaitement fictifs, Jim Shaw délivre les rituels, les principes et les
images pieuses de sa parodie de religion avec, en prime, les affiches du péplum
hollywoodien destiné à retracer prochainement les histoires d’O,
des peintures bien grasses, avec des personnages en costumes d’antiques
extraterrestres.
Car les œuvres O-istes tiennent autant des grands mythes et du folklore pop
que des boniments cupides des télévangélistes. Bref, l’expo
est une épopée hallucinée, un délire érudit,
le récit baroque d’une certaine histoire américaine, artistique,
un peu louche, excitante ou imbécile. Etoile noire de la planète
O, et pièce majeure de l’expo, une ronde de faux chariots ou d’autels
de fortune, surmontés d’icônes farfelues, méli-mélo
très élaboré de poupées, de mixeurs, de mange-disques,
de corn-flakes, de bâtonnets de glace, évoque entre autres un épisode
glauque de la conquête du Far West, quand des émigrants perdus dans
les Rocheuses finirent par s’entre-dévorer. Derrière cette
Donner Party cannibale, une vaste toile dévoile les maîtresses
figures du panthéon O-iste : sur un coucher de soleil incandescent, le
père de Wonder Woman croise celui de la secte Moon tandis qu’une
ribambelle de moines bouddhistes contemplent le Viking qui leur fait face.
A l’image de cette installation foutraque et syncrétique, dans l’O-isme,
tout finit en fait par se mordre la queue obstinément. Des références
qui s’imbriquent en une pelote conceptuelle indémêlable aux
peintures qui ouvrent l’expo, en passant par The Rite of the 360 Degrees,
dont la vidéo fut montrée l’an dernier à la galerie
parisienne Praz-Delavallade, tout semble s’inscrire dans une forme circulaire.
Signe un peu éculé de plénitude et rusé rond de jambe
d’un grand cynique : Jim Shaw, dans ces rondeurs et dans son recyclage de
vieilleries en plastiques, prend le contre-pied d’un monde obsédé
par la croissance, qui met au rebut ce qu’il a adoré, et file de
l’avant coûte que coûte.
Pas un hasard, donc, si Jim Shaw louvoie plutôt du côté des
soldeurs ou des brocantes de banlieue. Il y trouve ces objets en bout de course
et à bout de souffle, icônes démodées que l’artiste
remet en quelque sorte dans le circuit, mais à contretemps. Dans les années
70, il y dénicha sa fameuse collection de peintures affreusement ringardes.
Anonymes, achetées pour rien dans des vide-greniers, les Painting Found
in O-ist Thrift Stores gisent en quelque sorte dans un trou noir esthétique
: personne ne sait pourquoi elles ont été réalisées.
N’empêche, ce sont elles, ou plutôt leurs impensables pastiches,
qui bouclent l’expo.
Jim Shaw, faussaire de génie, a ainsi copié des images sans qualités
pour les inclure dans sa fiction. Leur esthétique tordue, leurs tracés
ratés, leur motifs puérils, cette scène de cannibalisme,
ce hibou aux gros yeux jaunes ou ce ciel apocalyptique, avec une déchirure
en forme de trou de serrure en plein milieu, achèvent de donner à
l’expo ses airs de grand-messe ésotérique où, suivant
des règles aussi mystérieuses qu’exactes, les hiérarchies
sont bouleversées. Comme si le O préférait le bas.