Jim Shaw


 

Hugo Gaspard
"Histoires d'O"
Le Petit Bulletin, Grenoble 18 au 25 juin 2003, p. 3

Jim Shaw revisite l’histoire populaire américaine de ces trente dernières années en créant un univers parallèle centré sur une religion inventée de toute pièces, l’O-isme.

Autrefois controversée, mais désormais partie intégrante de la culture américaine, la religion O-iste serait née au milieu u XVIIIème siècle quelque part dans l’état de New York. Ses adeptes prêchent l’adoration de Loïs, divinité féminine symbolisée par la lettre O, la réincarnation, la marche à rebours du temps et la prohibition de toute représentation figurative. Vous n’en aviez jamais entendu parler ? Normal. Car l’O-isme n’a jamais existé, ailleurs que dans l’esprit halluciné de l’artiste américain Jim Shaw.

Faux et usage de Faux
Depuis trois ans, ce «plasticien en séries» (Shaw travaille sur des cycles longs de plusieurs années) a en effet décidé de raconter l’histoire de cette religion imaginaire en faisant comme si l’O-isme avait toujours été là pour mieux se livrer à une critique de la culture américaine et de ses systèmes de valeurs. Né au début des années 50 dans le Michigan, Jim Shaw fait partie de cette génération d’artistes (la première) à avoir été confrontée dans les années, aux affres du déclin de l’empire américain. Le début de l’ère Reagan et la montée des extrémistes religieux marquèrent en effet la fin du mythe portée par l’Amérique d’après-guerre, des promesses d’idéologie dominante et d’utopie de la contre-culture hippie, New Age ou contestataire qui revendiquaient un monde meilleur, égalitaire et pacifique. L’œuvre de Shaw va donc à la fois être porteuse d’une critique extrêmement pointue et acerbe de ce modèle, autant qu’elle sera emprunte de tendresse et de nostalgie pour lui. Cette exposition visible tout l’été au CNAC-Magasin rassemble pour la première fois l’intégralité de l’ensembles de ses œuvres d’inspiration O-istes. Démiurge d’un univers qui mêle tout autant les éléments de sa propre histoire personnelle et de l’histoire de l’Amérique, Shaw opère selon deux principes, la fiction et l’appropriation, se nourrissant des images ou de codes existant pour les reformuler, les redessiner, les réinterpréter. Pour poser les bases iconographiques de l’univers parallèle de O, il va par exemple détourner, en se les appropriant, des illustrations faites dans un style réaliste, très en vogue dans l’Amérique des années 50, et les présenter comme si c’était un documentaliste qui avait trouvé de vraies images d’époque. Si l’O-isme n’a aucune existence réelle, Shaw s’est inspiré de toutes sortes de religions, de sectes et de mouvements messianiques qui existent et ont façonné l’histoire de l’Amérique pour la créer.

Mirage
Elaboré dans l’improvisation la plus complète, avec un système d’associations d’idées qui s’empilent et se connectent de manière anarchique, son travail ne fait pas que de donner la part belle à la culture populaire dans laquelle il puise parfois presque abusément son inspiration avec une prégnance évidente du cinéma (Oist Movie Poster Paintings, des peintures de cinéma O-istes d’improbables péplums narrant l’épopée O accompagnées d’une série de photos de casting immortalisant chaque «personnage») et les comics books (la divinité de la religion s’appelle Loïs comme la Loïs Lane de Superman et sur la fresque entourant l’installation The donner Party, Mister Magoo côtoie le demi-dieu Loki, personnage inventé par le créateur de la Marvel Stan Lee et représenté ici comme incarnation quasi-ultime du mal…). Il s’appuie aussi sur les éléments fondateurs de la vraie histoire américaine. Ainsi, dans The Rite of the 60 Degrees (qui s’inspire du Féminisme né plus ou moins en même temps et dans la même région que le Mormonisme) présente les codes vestimentaires et rituels d’une initiation réservée aux mâles du culte O-iste. Quant à The donner Party elle rappelle tout autant un des événements les plus noirs de l’histoire de la colonisation en Californie (une communauté de pionniers isolés dans une vallée par les indiens finirent par s’entre-dévorer) que The Dinner Party, œuvre paradigmatique du féminisme essentialiste des années 60 signée Judy Chicago. Car Shaw se livre aussi à une attaque systématique et en règle d’affaiblissement de l’autorité symbolique de l’œuvre d’art : en ne signant jamais ses œuvres ou en usant de pseudonymes, il repousse sa position d’auteur, jusqu'à parfois déléguer à d'autres artistes la réalisation de certaines de ses pièces. Et si The Goodman Image File and Study associe bien une série de tableaux à des milliers d’archives stockées pendant toute sa vie par un artiste fictif, la dernière salle de l’expo, The Paintings Found in Oist Thrift Stores, propose une fausse série de peintures d’amateurs soi-disant récupérées dans des brocantes. Histoire d’entretenir encore un peu plus sciemment l'étrangeté et le malaise d'une expo décidément hallucinatoire.