Anne Bonnin
"Jim Shaw"
Artpress, Paris,octobre 2003,p 79-80
Jim Shaw présente son «grand œuvre» O’iste, vaste
épopée religieuse dans sa version américaine. La religion
de l’Oisme, qui aurait été fondée au 18e siècle,
interdit la figuration, croit en la réincarnation et voue un culte à
la déesse O – figure originaire parfaite et symbole omniprésent.
L’Oisme colonise tous les champs d’activité artistique :
peintures abstraites (du fameux peintre «oiste» Goodman), iconoclastes
(Oist Student painting), dessin, cinéma (les affiches kitsch
– Oist Movie Poster Painting) et les photos de plateau de péplums
Oistes, performance (The rite of the 360 Degrees), installation (The
Donner Party), art anonyme des Thrift Stores (une collection de
peintures achetées en brocante par Jim Shaw).
La religion «O» est un système crypté paranoïaque
qui plonge le visiteur dans les profondeurs inconscientes des croyances sectaires
et fétichistes. En effet, l’exposition Oiste révèle
que tout système de pensée, même le plus généreusement
libérateur, que toute avant-garde artistique ou intellectuelle (le féminisme,
l’abstraction) dégénèrent, à un certain moment,
en croyance ou en idolâtrie. La Donner Party convoque ainsi le
fait historique (des pionniers s’entre-dévorant) et le fait artistique
(elle se réfère à The Dinner Party, une œuvre
célèbre de judy Chicago, un banquet féministe) pour une
critique des utopies qui mènerait au cannibalisme. Le spectateur entre
dans la complexité d’un imaginaire prolifique et totalisant, où
tout est inextricablement lié. On entre en Oisme au risque de n’en
pas sortir. Les fictions de Shaw sont construites à partir de l’exploration
passionnée des imaginaires et des langages visuels populaires et selon
la méthode du collectionneur compulsif. C’est pourquoi le Thrift
Store est un lieu d’élection : ce royaume surréaliste de
la trouvaille, ce fragment d’imaginaire anonyme brut est un modèle
de création «spontanée» obéissant aux opérations
simples d’accumulation et de juxtaposition. Cette inspiration surréaliste
guide aussi son usage de l’association libre et son goût pour la
rêverie, le délire et le psychédélique.
Puisant dans des sources hétérogènes, en particulier dans
les imageries triviales de la sous culture populaire américaine des années
1950-70 (illustrés, BD, brochures religieuses ou imprimés sur
les OVNI, colifichets pieux, pub…) et dans l’histoire des Etats-Unis,
l’artiste indexe des ingrédients de culture «ignoble»
et noble, et les assemble dans des œuvres composites sans style défini.
Ainsi Goodman est-il un artiste Oiste double : abstrait puriste, il est l’auteur
d’un cabinet des figures refoulées par l’abstraction ; sa
peinture référencée (Jasper Johns, Rothko…) ridiculise
le fétichisme du style. Les stars de péplum oistes figurent sur
un fond à la De Kooning. Cet art polymorphe a la vitalité et la
liberté de «l’art des fou» et, indifférence
aux jugements de valeur esthétiques, il dépasse aussi le second
degré du pastiche post-moderne ou de l’ironie du kitsch qui, trop
souvent aujourd’hui, atteste une position de repli et d’évitement.