Philippe Thomas

 

«Thomas or not Thomas»
L’humanité, Paris, 10 avril 2001, p. 23

«0n a trop souvent dit que mon travail foutait la merde dans les taxinomies, les classements, toutes les institutions qui vont avec, genre musées, publicités, mais on n'a pas souvent assez vu -et moi je l'ai vécu- que ça foutait la merde aussi chez moi», déclarait Philippe Thomas en 1995, au soir de sa vie, par une sorte de vision intra-lucide. Comme si au fond, rétrospectivement, celui qui dès 1985 s'était acharné à faire disparaître son nom de ses oeuvres, en les faisant signer par leurs acquéreurs, s'était aperçu que le jeu qu'il avait engagé avec le monde de l'art, autant qu'avec son patronyme, n'était en fin de compte que le reflet inconscient d'un jeu engagé avec lui-même. Une sorte de parcours ludique de son intériorité. Le «je» comme un art du «jeu», comme quelque chose d'insaisissable, avec lequel, à défaut de pouvoir l'appréhender pleinement, on ne peut que se distraire, faute de mieux.
Philippe Thomas naît à Nice en 1951. Une solide formation littéraire le conduit au début des années soixante-dix à enseigner le français dans des lycées de province. Las, il abandonne très vite le professorat et décide de devenir artiste. Sans le sou, il enchaîne alors les petits boulots et sera même quelque temps homme de ménage dans une boîte de pub driver par Thierry Ardisson. C'est la galerie Ghislain Mollet-Vieville, spécialisée dans l'art minimaliste et conceptuel, qui accueille ses premières expositions. Il y rencontre Claude Rutault, Jean-Claude Lefèbre, Jean-François Brun et Dominique Pasqualini et fonde en 1983 avec les deux derniers IFP (Information, Fiction, Publicité). Comme Art et Langage ou General Idea, IFP est un collectif qui produit des oeuvres en tentant de s'émanciper de la notion d'auteur. Les signatures individuelles sont effacées au profit d'un travail de groupe qui tend à «tertiariser» le travail des artistes. Cette pratique, largement influencée d'un point de vue plastique par Duchamp, Manzoni et Broodthaers, trouve un écho certain dans les interrogations philosophico-esthétiques sur la disparition de l'auteur théorisée par Barthes, Foucault et Derrida; interrogations que l'on retrouve également dans les créations littéraires de Borges et de Pessoa. Si le mythe de l'auteur-créateur y est déconstruit, il s'agit de retrouver par le biais de la fiction ce que la réalité ne peut plus prendre en charge.
C'est avec Sujet à discrétion (1985), première oeuvre plastique produite hors d'IFP, que Philippe Thomas inaugure le procédé qu'il n'aura de cesse de répéter jusqu'à sa mort. Trois photographies identiques de la mer Méditerranée sont associées à trois cartels (étiquettes) différents. Le premier porte la mention Anonyme. La mer Méditerranée (vue générale) ; le deuxième Philippe Thomas. Autoportrait (vue de l'esprit). Multiple; le troisième enfin, seule signé, nous donne le nom de l'auteur et est une pièce unique. Mais l'auteur ici n'est plus celui que l'on croit. Le producteur d'art laisse sa place à son collectionneur-receveur. En apparaissant dans un des cartels seulement, comme une sorte de référent, il décline, dans les deux sens du terme, son identité. Le procédé se radicalise et prend une ampleur nouvelle avec la création en 1987 à la Cable Galerie de New York de l'agence «Readymades belong to everyone», suivie en 1988 de sa filiale française «Les ready-made appartiennent à tout le monde, parce que nous sommes convaincus qu'aujourd'hui l'heure est venue pour une totale révision du droit au registre des auteurs». Ces agences, comme leur nom l'indique, permettent, à qui le désire et en a les moyens, d'acquérir et de devenir ainsi l'auteur d'une oeuvre d'art.
En singeant la logorrhée, les moyens de communication, autant que l'esthétique de l'entreprise, Thomas entendait également critiquer les dérives du marché de l'art des années quatre-vingt frappé par une spéculation sans précédent. L'exposition présentée au Magasin suit un parcours chronologique. Les textes de Thomas, empreints d'une rhétorique toute universitaire et souvent verbeuse, y sont présentés sous verre aux côtés des œuvres emblématique de son travail: tel cet Hommage à Philippe Thomas : autoportrait en groupe (en référence au célèbre Hommage à Delacroix de Fantin-Latour) photographie de sept de ses collectionneurs-artistes posant devant la photo de la Méditerranée, qui constituait la pièce maîtresse de l'exposition «Fictionnalisme : une pièce à conviction», présentée fin 1985 à la galerie Claire-Burrus. Si le travail plastique de Thomas, notamment ses photographies, laissera certains visiteurs pantois, voire carrément désabusés tant la rupture avec tout formalisme et esthétisme y est consommée, les Planning board et autres codes-barres accrochent notre oeil avide; et l'on se plaît même à contempler leur plastique toute industrielle.
La faiblesse de la portée critique d'un tel travail, qui se voulait une réflexion autant qu'une remise en cause du statut et du rôle de l'auteur-créateur d'art, se révèle quand, par une espèce d'effet pervers, on ne finit par parler justement que de lui. Pour quelqu'un qui avait pris tant de soin à préparer et à théoriser sa disparition, force est de constater que le subterfuge a échoué. Le catalogue de l'exposition lui-même n'échappe pas à cet écueil puisque qu'il porte le nom de… Philippe Thomas. De ce point de vue, la fiction qu'il avait engagée pour venir confondre la réalité et brouiller les pistes de l'histoire de l'art révèle, par le biais de cette rétrospective, sa fragile nature. «On entre dans un mort comme dans un moulin», avait prévenu Sartes. L'oeuvre de Philippe Thomas n'aura pas pu, et c'est là que réside toute sa beauté et son humanité, résister à la disparition de son auteur.

Cyrille Poy