Philippe Thomas

 

«Artiste mode d’emploi»
Les Inrockuptibles, Paris, 7 février 2001, p. 64 & 65

Rétrospective de Philippe Thomas, artiste important mais quasi-inconnu, disparu prématurément, qui réinventa le ready-made et fit oeuvre en s'effaçant derrière le nom des autres.

Sans rien imaginer, sans savoir dessiner, sans se fatiguer, vous pouvez devenir un artiste contemporain mondial (ACM) en faisant appel aux services de l'agence «Les ready-made appartiennent à tout le monde». Cette incroyable formule a réussi pour beaucoup de gens. Elle a été appliquée par plus de cinquante personnes qui sont devenues des grands noms de l'art contemporain, dont Cornette de Saint-Cyr, Durand-Ruel, Salomon, Schütte…"
Efficace aisance d'un slogan publicitaire. Voilà dix ans, le Centre Pompidou accueillait, dans le cadre de son exposition Art et Publicité, cinq films et affiches produits par des professionnels du genre pour promouvoir le travail d'une énigmatique entité : l'agence "Les ready-made appartiennent à tout le monde". On identifiait alors dans la liste de ces "grands noms de l'art contemporain" un célèbre commissaire-priseur, un galeriste, un collectionneur. Tout sauf des artistes. Et là se situe l'enjeu de ce projet artistique qui ne se dévoile que dans un second temps : établir un système de ready-made de la création. En clair : substituer l'amateur à l'auteur. Un travail en creux mené avec constance par Philippe Thomas, un artiste qui, sa vie durant, travaillera à s'effacer derrière le patronyme des signataires de ses pièces. Disparu en 1995 à 44 ans (il était depuis longtemps malade du sida), figure de l'art conceptuel hexagonal, Thomas s'est, depuis, retrouvé curieusement absent du circuit de l'art français. D'où l'importance de la rétrospective que lui consacre aujourd'hui le Magasin de Grenoble, après le musée d'Art contemporain de Barcelone. Une quasi-invisibilité qui explique que, six ans après sa disparition, son oeuvre reste relativement méconnue. Mais c'est paradoxalement dans cette présence-absence que se positionne l'acuité de ce travail aux échos presque douloureux tant il paraît traversé du désir de disparition de son instigateur. Cruciale question de l'identité qui se manifeste par les biais les plus pragmatiques et aussi les plus drôles. Les collections du musée national d'Art moderne, par exemple, ne possèdent ainsi théoriquement aucune oeuvre de Philippe Thomas ; elles sont répertoriées dans l'index sous le nom de leurs signataires. Son travail, à ce titre, reste ainsi en soi étonnamment actif au sein même de l'institution et de la vie de ses collectionneurs. Non sans poser la question de sa mémoire. Car comme le rappelle la galeriste Claire Burrus, mandataire de l'artiste, "Philippe ne concevait pas que ses oeuvres soient vendues après sa mort. La vente passait toujours par une relation personnelle avec le collectionneur."
De formation littéraire, Philippe Thomas vint d'abord à l'art par l'écriture. Question fondamentale chez lui, grand lecteur de Blanchot, passionné de linguistique, qui intitulera sa grande exposition bordelaise (au CAPC, en 1990) Feux pâles, d'après un ouvrage de Nabokov. Tout son travail s'organise ainsi autour de l'idée de fiction, lui qui considérait les signataires de ses productions comme de véritables personnage d'autant plus pertinents que leurs noms renvoyaient à des acteurs de la vie réelle. Après un bref passage par le groupe IFP (Information, Fiction, Publicité), Philippe Thomas se détache de l'aridité conceptuelle et inclut l'image dans son vocabulaire formel. Etape fondamentale qui pose les jalons de l'oeuvre à venir.
Pour l'exposition Fictionnalisme: une pièce à conviction, il présente une magistrale photo de sept collectionneurs. Se jouant de son identité, l'artiste intitule l'oeuvre Hommage à Philippe Thomas: autoportrait en groupe. Rien sur l'identité des cinq hommes et deux femmes photographiés, rien sur la vue de mer accrochée derrière eux (considérée par l'artiste comme son autoportrait). Thomas se joue des codes de l'accrochage et ne signe même pas la pièce, référence directe à un célèbre tableau de Fantin Latour : Hommage à Delacroix. Une fausse énigme pour une image théâtrale qui propose une vertigineuse mise en abyme du regard de l'auteur regardant le public regardant les auteurs fictionnels de l'oeuvre.
Mécanisme complexe impeccablement mis en forme qui ouvre la rétrospective du Magasin, structurée selon un ordre chronologique qui aide à la compréhension d'un projet hautement conceptuel.
Au fil des salles de l'exposition défilent donc des oeuvres organisées selon le même principe : un morceau de bibliothèque signé par Jacques Salomon, une photo par Jean Brolly, une autre par Georges Bully, une autre par Michel Tournereau... "Philippe était très convaincant, se souvient Claire Burrus, sa méthode était simple : il rendait visite à un collectionneur avec les plans de l'oeuvre à venir, lui expliquait son projet et lui proposait de signer la pièce. S'il acceptait, le signataire achetait l'oeuvre et en devenait l'auteur." Une belle série de triptyques (Sujet à discrétion) répète ainsi la même image de mer que seul distingue des deux autres un cartel à chaque fois différent, signé un coup par l'artiste, un coup par l'acquéreur, endossant à son tour la vue maritime comme autoportrait. C'est donc toute une remise en question de la religion de l'artiste comme auteur, une désacralisation de l'acte de création. Autant dire une radicale relecture de l'histoire de l'art. Ce qui touche et finalement émeut le plus dans cette rétrospective de Philippe Thomas, c'est la beauté plastique de ces oeuvres, en sus - ou malgré - leur bagage conceptuel. Un magnifique mur de codes-barres (les six premiers chiffres correspondent aux dimensions du tableau, le septième à l'année de production, les suivants à sa couleur, à son année de sortie et à sa clé selon la norme EAN UPC) évoque son rapport à la peinture. Un peu plus loin, des plannings offrent une magnifique synthèse graphique des activités de l'agence "Les ready-made appartiennent à tout le monde", créée en 1987 par Philippe Thomas en guise de signature collective et impersonnelle (et fermée en 1993). Exposition-témoin, la rétrospective du Magasin joue le jeu de l'oeuvre en faux-semblant de Philippe Thomas, sans jamais en amorcer la moindre critique ni contextualisation. Par respect incontestable pour l'esprit du travail de l'artiste disparu, son sens du jeu, son univers fictionnaliste. C'est là que naît un certain malaise. Car nulle clé n'est donnée à la compréhension de l'ensemble, pas si compliqué, mais qui finit par se murer dans un silence énigmatique et distancé. Exigeante, stimulante et formellement réussie, l'exposition pèche sans doute par son trop de mémoire et, en refusant l'explication, finit par exclure le non-initié du beau travail pourtant exposé. Comme si, privé de son metteur en scène, ce subtil jeu de rôle perdait sa substance.

Jade Lindgaard