Philippe Thomas
«Thomas, imposteur ou bouffon de cour ? »
Zéro 1, Paris, avril 2001, p. 44 à 46
C'est en 1986, après avoir quitté le groupe IFP (Information,
Fiction, Publicité) qu'il avait fondé avec Jean-François
Brun et Dominique Pasqualini, que Philippe Thomas pose les premières
pierres de l'édifice qu'il construira jusqu'à sa mort, dix années
plus tard. La pièce Sujets à discrétion, montrée
pour la première fois lors de l'exposition Les lmmatériaux au
Centre Pompidou, en 1985, et Fictionnalisme : une pièce à conviction,
présentée à la fin de la même année à
la galerie Claire Burrus à Paris, contiennent en effet, déjà,
les problématiques essentielles du travail à venir. Sujets à
discrétion : trois photographies identiques de la mer, trois cartels
différents. On peut lire sur le premier : «Anonyme. La mer en Méditerranée
(vue générale). Multiple» ; sur le deuxième : «Philippe
Thomas. Autoportrait (vue de l'esprit). Multiple» ; et sur le dernier
(dont la photographie est signée) : «Lidewij Edelkoort. Autoportrait
(vue de l'esprit). Pièce unique». Si les photographies relèvent
de la plus grande platitude, le triptyque tire néanmoins son intérêt
du fait qu'il a été acquis et signé par un collectionneur,
Lidewij Edelkoort, qui devient, du même coup, auteur de la pièce,
tandis que l'auteur présumé réel de la photographie, Philippe
Thomas, renvoyé à une "vue de l'esprit", disparaît
dans la fiction. Si chaque pièce est unique, le procédé,
lui, est illimité. Il a ainsi été répété
une quinzaine de fois, chaque nouveau collectionneur signant la dernière
pièce, selon le même protocole. Quant à Fictionnalisme :
une pièce à conviction, il s'agit d'une photographie d'un mètre
cinquante sur deux mètres, intitulée "Hommage à Philippe
Thomas : autoportrait en groupe", regroupant sept signataires de Sujets
à discrétion et Philippe Thomas lui-même, accompagnée
d'un ensemble de photographies représentant chacune un détail
en très gros plan d'un visage représenté sur l'Hommage.
Le catalogue précise que la grande composition est construite sur le
modèle de l'Hommage à Delacroix, de Fantin-Latour, qui faisait
état de la constitution du mouvement des symbolistes. Philippe Thomas
et ses collectionneurs mimeraient donc la constitution d'un mouvement, celui,
bien nommé, des fictionnalistes.
On l'aura sans doute compris, à l'image d'un Marcel Broodthaers qui,
dès 1968, ouvrait son Musée d'Art Moderne - Département
des Aigles, les stratagèmes de Philippe Thomas entendent établir
la "vérité du mensonge". "Une fiction permet de
saisir la réalité et en même temps ce qu'elle cache",
disait déjà Broodthaers ; et Thomas, visiblement sur les traces
de ce dernier, entend faire de cette imposture initiale (inviter les autres
à prendre sa place), le fil rouge d'une critique du système du
monde de l'art. Au milieu des années 80, en effet, la spéculation
bat son plein, la starisation des artistes est devenue monnaie courante et la
production artistique n'a rien à envier aux méthodes de la publicité
et des relations publiques. Philippe Thomas, dont l'oeuvre littéraire
est abondante, est de surcroît un lecteur de Mallarmé, de Borges,
de Pessoa ou encore de Blanchot, lesquels ont, d'une manière ou d'une
autre, récusé l'idée de la maîtrise et de la mainmise
de l'auteur sur le texte ; il a lu les écrits, alors très en vogue,
de Barthes et de Foucault sur la disparition ou la mort de l'auteur ; il a aussi,
sans doute, assimilé la déconstruction théorisée
par Derrida qui fait notamment la critique du logocentrisme par la révélation
de la fêlure intrinsèque de l'irréductible écart
du sujet à lui-même.
C'est donc fort de ces multiples références littéraires,
et précédé par la cohorte d'artistes dont les travaux furent
axés sur la critique des institutions artistiques (de Duchamp à
Asher), que Thomas inaugure, en 1987, l'agence "Readymades belong to everyone
(r)", à la Cable Gallery à New York. Thomas substitue à
la grandiloquente notion de création, celle plus pragmatique d'activité.
Son agence est un lieu ouvert à des propositions qui, après accord
et transaction, pourront prendre corps, une fois avalisées par les signataires.
La publicité pour l'ouverture d'une succursale à Paris en dit
long sur la "politique" de la maison : "Amateur ou professionnel
passionné des choses de l'art, collectionneur soucieux de vous investir
totalement dans un projet artistique ambitieux, nous avons mis au point, pour
vous, un programme aujourd'hui devenu incontournable dans le jeu des interrogations
contemporaines. Avec nous, vous trouverez toutes les facilités pour laisser
définitivement votre nom associé à une oeuvre qui n'aura
attendu que vous, et votre signature, pour devenir réalité.
Cette oeuvre, dont vous deviendrez l'auteur à part entière, vous
fera rejoindre les plus grands aux catalogues et programmations des plus grands
musées, galeries ou collections privées. Parce que nous sommes
convaincus qu'aujourd'hui, l'heure est venue pour une totale révision
du droit au registre des auteurs, nous comptons sur vous et votre enthousiasme
pour écrire avec nous, dans les faits, un nouveau chapitre de l'histoire
de l'art contemporain". (La Pétition de principe, 1988).
Philippe Thomas se place donc dans une situation qui n'est pas sans ambiguïté
: d'une part, à défaut d'attendre son effacement, il l'organise
lui-même, il se l'approprie - à l'image du Thomas l'imposteur de
Blanchot "Je suis perdu, se disait-il, si je ne fais pas semblant d'être
mort" ; il devient, par là même, le grand organisateur de
sa propre disparition, le seul maître du jeu, le fomenteur d'un vaste
complot dans lequel il parvient à entraîner de nombreux acteurs.
D'autre part, s'il critique le système (l'auteur disparu, les autres
rouages de la machine devraient être amenés à se remettre
en question), il bénéficie, avec largesse, de ses anomalies. Le
milieu de l'art est en effet plutôt friand de ce genre de manifestations
qui introduit un petit vent de contestation en son sein. Narcissique, il aime
à contempler son reflet dans des travaux d'artistes qui, s'ils ont tous
les atours de la radicalité sont néanmoins tolérés
parce que chacun sait qu'il en faut plus pour faire couler le navire. À
titre d'exemple, on peut évoquer Souvenir écran, une
pièce attribuée à Christophe Durand-Ruel, acquise en 1988
par le Musée National d'Art Moderne. Il s'agit d'un écran de cinéma
posé sur le sol, sur lequel est placé un "clap" tenant
lieu de cartel (il contient le nom de l'artiste, le titre et la date). Malgré
ces indications, malgré ce qui fait tout l'intérêt de la
pièce (le fait de contenir son propre cartel), le musée l'expose,
comme toutes les autres, accompagnée d'un cartel traditionnel. Pourquoi
? "Parce qu'il n'y a pas d'oeuvre sans cartel. C'est une donnée
du musée", répond tout bonnement Jean-Hubert Martin, alors
directeur de l'institution1. Si, donc, c'est une "donnée du musée",
et qu'on n'y peut décidément rien, on comprend aussi que l'artiste
ne tient, en l'occurrence, que le rôle de l'amuseur public : s'il joue,
il est bien le seul, et ne parvient, finalement, qu'à offrir ce jeu en
spectacle.
L'exposition présentée au Magasin2, dans le genre rétrospectif,
est sans conteste réussie. La mise en scène, chronologique et
fragmentée, offre une belle perspective sur ces dix années de
travail. Reste qu'on peut s'interroger sur l'opportunité d'une rétrospective
pour Philippe Thomas. Tout l'intérêt de sa démarche tenait
en effet dans son aspect essentiellement évolutif, mouvant, et ramifié
(ce qui transparaissait dans l'exposition Feux pâles que le CAPC de Bordeaux
avait confiée à l'agence). Ici, figée, très esthétisante,
l'exposition donne l'image d'un art désincarné, déjà
étonnamment daté. L'action, mode et stratégie essentiels
du travail, est rendue invalide, rangée du côté des souvenirs
; tandis que les enjeux, tellement dépendants du contexte dans lequel
ils ont vu le jour, ne pouvant fonctionner qu'en vase clos, disparaissent derrière
la froideur des dispositifs qui ne laissent finalement, aujourd'hui, que peu
de prise à ceux qui ne faisaient pas partie de la "tribu" de
l'époque.
Elisabeth Wetterwald
1 Cf. le catalogue Feux pâles : une pièce à conviction,
Bordeaux, CAPC musée d'Art contemporain, 1990
2 Exposition d'abord présentée au musée d'Art contemporain
de Barcelone en septembre et octobre 2000. Commissariat de Corinne Diserens.