Philippe Thomas

 

«Philippe Thomas»
Kunst-Bulletin, Zurich, avril 2001, p.34 & 35

«Là où la couverture d'un livre, et le cartel d'un tableau, réservent une place exclusive au nom de l'auteur, on commence à soupçonner la pointe extrême d'un autre rêve, l'intérieur d'une autre page ou d'un autre tableau» […]Ailleurs dans le même livre : «Un cartel aujourd'hui ne réfère pas à une pièce - ou du moins, il n'y réfère plus nécessairement - pour marquer l'identité de celui qui l'a faite (une main!); mais pour établir la responsabilité de celui qui la montre.» De ces deux notes de Philippe Thomas, alias Laura Carpenter, émerge le questionnement de cet artiste qui n'a cessé de faire de la signature de ses oeuvres un objet d'investigation. Au risque de sa propre disparition - en tant qu'auteur-créateur identifié et reconnu - Philippe Thomas a endossé d'autres noms, ou, plus justement, a attribué à d'autres la paternité de ses productions. Il ne s'est pas glissé sous un pseudonyme préservant l'identité sous un camouflage à destination sociale. Les noms accolés à ses œuvres n'étaient pas d'emprunt et signifiaient sa recherche labyrinthique sur l'identité de l'auteur qui engageait, nécessairement, l'autre, celui qui regarde. En créant une agence, readymades belong to everyone (r), en 1987 à New York (les readymades appartiennent à tout le monde, la filiale française ouverte en 1988), dont la fonction était de vendre des identités artistiques, Philippe Thomas offrait à chacun d'accéder au statut d'artiste par le biais de la signature des oeuvres «toutes faites» proposées par l'agence à ses clients.
Mais sa signature ne le désignait pas comme individualité univoque : en signant en tant qu'être particulier, il participait, dans le même temps, à une singulière communauté dont le référent unique est Philippe Thomas. Ainsi les signataires d'une oeuvre, d'un texte, d'un article, d'une pièce de théâtre, entraient, par voie de conséquence, dans la fiction pirandellienne de Philippe Thomas, une fiction imbriquée dans la réalité puisque les oeuvres existent bel et bien et sont inventoriées, au titre de l'histoire de l'art, sous leur nom.
On se tromperait sérieusement en pensant que l'art de Philippe Thomas pourrait se résumer à un simple jeu de signatures. Il serait illusoire de croire qu'en tirant sur ce fil, on parviendrait à dérouler toute son entreprise substitutive. Son projet artistique est d'une complexité que sa rétrospective révèle dans son impressionnante cohérence. Construite dans la vie réelle, la spirale fictionnelle qu'il a mise en place a accumulé des indices dans la multiplicité de ses travaux : peintures (des tableaux-codes barres), des textes théoriques toujours publiés sous le nom des collectionneurs, des expositions au titre de l'agence dont la plus importante est «Feux pâles» au Capc de Bordeaux (1990-91) dont on pourrait retenir une citation du catalogue : «On en déduira quelque chose qui est sans doute l'ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur de puzzle l'a fait avant lui ; chaque pièce qu'il prend et reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été décidés calculés étudiés par l'autre.» (Georges Perec)

Françoise Ninghetto