Xavier Veilhan

 

"Technique de pointe"
Les Inrockuptibles, Paris, 7 novembre 2000, p. 28-31

Des peintures collectives, un atelier-poterie, une Ford T revisitant le travail à la chaîne : depuis son petit home-studio du quartier Bastille, l'artiste Xavier Veilhan, 31 ans, dresse dans le paysage artistique français un vaste chantier, à la fois minimaliste et bariolé. À l'occasion d'une grande exposition personnelle au Magasin de Grenoble, portrait d'un ingénieur civil, bricoleur du possible, adepte du Meccano géant.

Des VTT bidouillés, un scooter et une version épurée de la Ford T. Au vu des bécanes en tous genres qui ponctuent son exposition, Xavier Veilhan, 37 ans, réveille le souvenir lointain d'une certaine catégorie d'ados : spécialisés dans le pot d'échappement en kit, retapant infiniment leur mob, l'inévitable Peugeot 103, sur un bout de trottoir ou dans le garage des parents.
En 1995, toujours dans la catégorie ado attardé, mais option modèles réduits, Veilhan avait fait tourner sur le parking d'un supermarché, puis sur le toit d'une discothèque bordelaise, lieux ados par excellence, un véhicule bruyant et rudimentaire : un châssis, quatre roues de vélo et un moteur de fusée. Ni freins, ni accélérateur, ni volant. Evidemment, l'oeuvre ne s'arrêtait pas là : sans utilité, pur plaisir de mécano du dimanche, The Vehicle était aussi une remontée dans le temps, une machine encore préhistorique et déjà à venir, version dérisoire et ironique des rêves futuristes de la modernité. Machine arrière.

Autre retour d'adolescence, du côté de la musique cette fois, et de la scène underground post-punk dont Veilhan a été l'un des agitateurs

"Je suis entré aux Arts-Déco à Paris en 1982 et, à partir de là, j'ai participé à pas mal de choses, aux fêtes d'Actuel et à l'usine Paliko. J'ai organisé des soirées comme les 120 Nuits au Globo, avec la mort de la boîte qui était programmée dès le départ. On avait même fait venir Suicide. Puis il y a eu aussi Blank, un fanzine luxueux, et ensuite une émission de radio sur Cité Future où je passais Ian Dury, du ska ou les premiers trucs de rap."

Pendant ce temps, Veilhan expose, avec les Frères Ripoulin (où l'on retrouve son voisin d'atelier Pierre Huyghe et l'artiste Claude Closky) ou avec le groupe Zig-Zag, des peintures dans des endroits désaffectés de la ville, réalise des pochettes de disques, fait des performances dans la rue, compose des toiles qui servent de fond visuel au clip Marcia Baila des Rita Mitsouko. Souvent mentionné comme un artiste des années 90, Veilhan aura donc fait dans les années 80 l'apprentissage discret de la dispersion, période où tout se mixe et se mélange : peinture, musique, happenings et noctambulisme, dans une vague et euphorique confusion.

Après un séjour à Berlin, où il suit les cours de peinture du grand Georg Baselitz, Veilhan revient en 1986 et présente avec l'artiste Pierre Bismuth un étrange spectacle de tableaux, 124 images live !  : "A l'époque, on peignait lui et moi une toile par jour, on ne savait pas quoi faire de tout ça et, en même temps, on cherchait une façon un peu différente de les montrer. Alors on a loué le Théâtre Grévin et avec Christophe Salengro (aujourd'hui président de Groland sur Canal+), on a fait défiler nos tableaux sur scène, avec des entractes. Je suis artiste, je fais des choses qui peuvent paraître conceptuelles, mais en fait je me sens toujours très proche de l'énergie adolescente, comme de toute cette période post-punk, dérisoire et en même temps très lucide."

Vieux reste de cette période d'activisme artistique, quinze ans plus tard, Veilhan reforme un groupe dont il est le leader et le producteur. Mais un groupe de peinture. Un atelier collectif, à l'ancienne, comme Léonard de Vinci ou d'autres faisaient travailler plus de trente personnes sous leurs seules signatures. «J'ai proposé à trois amis, un styliste, un décorateur et un graphiste, de faire des peintures. Aucun n'est peintre, moi non plus. Je conçois l'image de départ : je réalise d'abord une photo dans mon atelier, puis sur ordinateur je lui donne un fond. Ensuite, on l'exécute. Pour moi, il s'agit de dissocier la genèse de la production. Ça me permet d'enlever la part de créativité personnelle dans la peinture, d'évacuer la psychologie, même quand c'est un portrait de moi, en lévitation au-dessus d'une ville par exemple. C'est appliqué et mal fait, illustratif et réaliste mais, en même temps, c'est une entreprise hyper-sérieuse, une oeuvre collective.»

Vider l'art du romantisme, proposer une oeuvre plastique qui ne soit pas l'expression du Moi, mais plutôt une certaine compréhension du réel, revenir à l'invention de la modernité, explorer d'autres aventures possibles. Que ce soit avec un rhinocéros peint en rose ou avec la piste d'hélicoptère qu'il dessina dans les jardins de la Villa Médicis à Rome, Xavier Veilhan se prête au jeu de l'art depuis maintenant plus de dix ans, en tous sens et sous tous les aspects : il creuse des grottes ou des forêts au coeur des musées, fait des sièges en forme de crâne, pose sur la Nièvre une île flottante en polyester où s'entassent des sculptures en résine - encore un scooter, un chien, sa niche et une imitation de rocher, collage improbable de la vie sauvage et du confort domestique. Si l'on ajoute à cela des statues de gardes républicains, des peintures de Twingo, de pigeons ou d'ambulances, des photographies de bar TGV et les cow-boys d'un autre âge (qui serviront d'ailleurs de pochette au prochain CD abonnés des Inrocks), on comprend que l'oeuvre multimédia de Xavier Veilhan, l'un des meilleurs artistes français de sa génération, compose un paysage varié revisitant les genres traditionnels de la peinture d'histoire, du portrait en pied, de la sculpture animale - ensemble complexe et protéiforme.

Un grand Lego en somme. Une vaste machinerie à démonter, à remonter et à précéder le temps, à interroger les rêves et utopies du début du siècle et de notre postmodernité. Comme les ados bricolent leurs bécanes à longueur de journées, comme les enfants jouent au Méccano, Xavier Veilhan revisite différents modes de production, du travail à la chaîne à l'atelier-poterie, déboulonne le système des oeuvres pour en comprendre le fonctionnement, isole des éléments, fabrique des machines à voir et à sentir : "Je suis un constructeur."

Jean-Max Colard