Xavier Veilhan

 

"Xavier Veilhan"
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(suppl. Parachute), Montréal, avril-juin 2001, p. 4-5

Sans privilégier un médium en particulier, ayant aussi bien recours à l'image numérique qu'à la peinture, la photographie, la sculpture ou à l'installation, Xavier Veilhan décline les paradigmes de la modernité. Il joue de la reproduction décalée, du réalisme en ce qu'il est art de l'illusion. La contemporanéité de son travail ne se construit donc pas dans l'opposition à la modernité ou dans son refus, mais y puise au contraire la plupart de ses motifs. L'artiste ne cesse d'interroger les fondements de la société industrielle. Pour cela, il questionne les représentations dans lesquelles se cristallise et se construit l'histoire, les symboles ou clichés qui forgent notre imaginaire collectif. Il utilise des images ou des situations facilement identifiables, les extrait de leur champ de pertinence propre et construit un espace-temps en suspension, improbable et onirique. Critique ou symptôme, il est ici question d'un monde où les images ont rompu tout lien avec le réel, où le réel est devenu image.

Le travail de Veilhan est comme un jeu de mots, un cadavre exquis où le hasard est aboli. Il utilise les images comme d'autres utilisent les mots. L'ellipse du détail lui permet d'optimiser la puissance de la représentation, celle-ci devient comme un slogan sans autre contenu sémantique que son sujet décalé, ou que sa forme lisse. En un sens, sa démarche est bien plus proche de celle de Magritte que de celle de Warhol, mais à sa différence, les mots et les images ne se retrouvent jamais sur le même plan afin de se contredire, s'opposer et faire exister deux réalités distinctes. Ici, en l'absence de tout mot, les oeuvres sont paradoxalement rivées à la structure verbale. Les formes ne désignent rien d'autre qu'elles-mêmes et semblent être leur propre fin. Lorsque Veilhan peint un chien ou une maison par exemple, ce n'est ni un chien ni une maison qu'il peint mais le mot chien ou le mot maison. Lorsqu'il met en scène un dirigeable avec trois silhouettes (Le Dirigeable, 1999), la composition devient l'unique raison du tableau, ce n'est alors plus un mot mais une phrase qui est représentée. L'image devient une scène de genre emblématique de la modernité, pour reprendre une expression de Nelson Goodman, elle dénote le mot modernité. L'image et le mot s'identifient. Le mot devient image, l'image perdant son plan d'immanence n'a plus de réalité et ôte en retour tout contenu au mot. Le réalisme de Veilhan, expurgé de tout réel, devient un illusionnisme. Les conditions de production de l'image (impression numérique par jet d'encre, impression offset, résine polyester peinte...) accompagnent pleinement ce mécanisme: les formes sont lisses, statiques, toutes traces du geste a disparu. Parfaites, les images produites n'offrent aucune prise à l'objection et acquièrent la généralité de l'universel. Vidées de tout contenu particulier, elles peuvent ainsi accueillir n'importe lequel. L'image devient parfaitement autoritaire. La sphère du langage s'est refermée sur elle-même, elle a conquis son autonomie sur le réel. De plus, comme les images ont perdu leur champ d'inscription, un espace-temps singulier, elles sont intemporelles, absolument pérennes. Le verbe imagé, refermé sur lui-même, ne signifie plus rien en particulier et s'instaure comme figure absolue du sens.

     Le travail de Xavier Veilhan apparaît ainsi comme un symptôme de la société contemporaine entendue comme société du spectacle. Il illustre la définition que Giorgio Agamben donne dans La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque : «Le spectacle n'est plus que la pure forme de la séparation : là où le monde réel s'est transformé en une image et où les images deviennent réelles, la puissance pratique de l'homme se détache d'elle-même et se présente comme un monde en soi» (p. 81).

     L'image épurée de ses détails devient aussi abstraite qu'un mot, mais elle appartient au réel et s'y fondant, elle le contamine. A la limite, le réel devient à son tour le règne de l'image générique. C'est également sous un mode spectaculaire que l'artiste se met en scène, il se déguise, démultiplie son image dans des positions ou des attitudes différentes. L'univers construit est peuplé de clones tout aussi inexpressifs les uns que les autres, comme dans L'Orateur (1998) ou Les Mécaniciens (1997), par exemple. Mettre en avant la mécanique de production d'une image autoritaire peut être entendu comme une critique de ce processus, et telle est sans doute l'intention de Xavier Veilhan. Cependant, tout symptôme participe pleinement de la maladie, et plutôt que d'inviter le spectateur à une lecture critique du processus, ce travail le met à distance, l'accule à une extériorité passive. Au fond du hall d'exposition une porte est fermée. Curiosité ou inadvertance... L'ouvrir déclenche une mécanique implacable (sans titre [les grues], 1993) dont le spectateur est l'otage autant que l'auteur. Ouvrir la porte revient à libérer une bille d'acier chromé qui parcourt les murs immaculés alors que des grues blanches disposées au centre s'animent d'un mouvement régulier, hypnotique. Puis la bille tombant rompt avec violence la fascination induite. Le procédé est simple, clinique, efficace. Son effet, paradoxal... comme l'innocence coupable d'un levier activé en toute ignorance de cause. Mais si jamais le spectateur comprend le biais par lequel il est joué, se rebelle et pervertit la machine en actionnant plusieurs fois la porte, alors les responsables du lieu accourent en criant au vandalisme... L'installation utilise le spectateur sans lui laisser le choix d'une action consciente. Elle est emblématique du lien que le spectateur peut avoir avec l'ensemble du travail de Veilhan. Elle signale également l'innocuité de la critique que tente l'artiste : les oeuvres sont totalement prises dans le processus qu'elles tentent de dénoncer. On pourrait à la rigueur affirmer que la rhétorique de Veilhan est ironique, mais pour qu'il y ait ironie, il faut que deux plans d'acceptation, de sens, se dégagent et que le spectateur puisse exister au sein du processus. D'une manière générale, le travail de Xavier Veilhan peut s'entendre du point de vue du spectateur selon deux dispositifs, l'un frontal, l'autre environnemental. Le premier regroupe les oeuvres accrochées telles les peintures, les photographies ou les images numériques, mais aussi les sculptures et les installations cinétiques. Le spectateur reste toujours extérieur à l'oeuvre, il contemple mais ne peut peupler l'image. Le regard se construit selon le schème classique de l'opposition sujet/objet, ce rapport duel n'est à aucun moment démenti, l'image s'impose dans sa radicalité. Lorsque l'oeuvre est cinétique, le mouvement est toujours en dépit du spectateur, quand bien même celui-ci en serait la cause. Que le spectateur contemple ou active une mécanique, son corps devient ustensile, simple moyen. Lorsque le dispositif est environnemental, le procédé est identique. Xavier Veilhan dénote le mot forêt ou le mot grotte (La Forêt ou La Grotte, 1998). Aucune impression physique relative à ces milieux naturels n'est attendue, tout concourt à la perte des repères. Plutôt que de faire exister le corps du spectateur, l'installation le nie au contraire en l'acculant à une position d'impuissance, de désorientation. Le spectateur devient le complice passif du processus. Finalement, l'oeuvre de Xavier Veilhan participe pleinement à ce qu'elle dénonce, ne donne à aucun moment les outils pour le pervertir. Pour forger une critique efficace de ce système peut-être faut-il, comme le préconise Giorgio Agamben, travailler à l'invention d'un nouveau lien entre l'image et le corps : s'approprier les transformations historiques de la nature humaine que le capitalisme veut confiner dans le spectacle, faire que l'image et le corps se fondent dans un espace où ils ne puissent plus être séparés et obtenir ainsi forgé en lui un corps quelconque 1...] tel est le bien que l'humanité doit savoir arracher à la marchandise sur son déclin. (p. 54)

Léa Gauthier