Il ne fait pas de doute que Xavier Veilhan fait partie de la jeune scène artistique française qui a su s'imposer depuis une dizaine d'années, d'abord nationalement, puis internationalement. Ses premières expositions de groupe importantes eurent ainsi lieu avec Pierre Huyghe (L'Oeil n°501) et Pierre Bismuth (L'OeiL n°506), en 1988-1989. Mais s'il est l'une des figures de proue des JAF (Jeunes Artistes Français, puisqu'il s'agit de singer les YBAs - Young British Artists - pour s'imposer à l'export), il est aussi à bien des égards en décalage avec ceux-ci. Comme eux, il s'est formé au début des années 80, dans la vague du retour à la peinture et à l'expressionnisme qui en France s'incarnait dans la Figuration Libre. Comme eux, il en a conservé l'intérêt pour les cultures marginales ou populaires (musiques électroniques, bande dessinée, publicité), pour un art capable de continuité avec la réalité plutôt que prétendant lui donner des leçons. Comme eux, il en a rejeté petit à petit la prétention expressive, qu'elle apparaisse sous la forme du tag et de l'affichage sauvage ou qu'elle s'incarne dans le caractère évidemment subjectif des oeuvres produites. Ses créations peuvent apparaître comme la déconstruction ironique d'oeuvres ou d'événements ayant acquis un caractère mythique dans l'histoire de l'art ou dans la conscience collective. L'Homme volant de 1995 rejoue par exemple Un homme dans l'espace ! d'Yves Klein et toutes les tentatives de vol humain depuis Icare, en montrant l'artiste flottant dans le ciel ; mais le filin qui retient celui-ci reste visible, avec un prosaïsme renforcé par le rond point de banlieue qui forme le paysage et la boue qui marque les chaussures du personnage. Lorsque déconstruction il y a, c'est donc toujours chez lui avec une poésie dérisoire. Et elle empêche que l'aspect didactique prenne le dessus, alors que nombre de ses contemporains se contentent d'appliquer au cinéma ou à l'imagerie populaire les recettes que les épigones de Supports/Surfaces (qui ont souvent été leurs professeurs) appliquaient à la peinture : analyse des constituants formels, remise en perspective historique des images déjà connues, dégonflement littéral des prétentions métaphysiques du modèle. De même, Xavier Veilhan travaille-t-il comme les JAF dans un registre qui apparente ses images à celles de la culture populaire, avec une légèreté affichée qui empêche toute trace de rupture dédaigneuse avec le monde : ses tableaux de 1999 sont ainsi des mises en scène de personnages emblématiques des divertissements contemporains : mutants volants et autres guerriers Ninja. Mais cette légèreté n'est qu'un moment du fonctionnement des images. Elle ne se réduit jamais à un vague sentimentalisme mais tente plutôt, tout en faisant le constat d'une impossibilité, de repenser pour aujourd'hui la catégorie du portrait emblématique de la modernité ordinaire telle que Manet l'avait explorée avec le Fifre ou Clémenceau. À partir d'un collage de deux images photographiques, en faisant appel à des assistants, Xavier Veilhan fait ici encore de la peinture, en assumant à la fois le côté traditionnel de cette pratique (d'autres diraient dépassé) et sa capacité spécifique à créer de la beauté.
Les pagnes immaculés des Assyriens d'une fausse légende.
L'artiste n'hésite pas, qui plus est et depuis longtemps, à se confronter à quelques-uns des thèmes majeurs de l'histoire de l'art. On peut ainsi lire les deux séries de Crânes de 1994 et de 1999, objets de résine peints en polyester, surdimensionnés mais réalistes et sur lesquels on peut s'asseoir, aussi bien comme une citation ironique du thème classique de la Vanité (en bon athée, l'artiste propose de s'asseoir sur la mort) que comme une élévation de l'ameublement au niveau de la réflexion philosophique (carpe diem, certes, mais sans oublier la fin inéluctable). De même, dans La Clairière de 1998, monumental panorama circulaire, il présente, du singe au squelette en passant par des cow-boys post-adolescents, un résumé de la vie ou de l'évolution des grands primates humains en même temps qu'une succession de «saynètes » qui ressemblent à une suite de jeux de rôles.
Depuis 1997, ses tirages photographiques numérisés reprennent sur un mode distancié la tradition du tableau historique ou mythologique de la grande tradition picturale occidentale. De même que David transportait à Rome ses modèles pour mieux traiter des activités de ses contemporains, de même Xavier Veilhan fait-il revêtir à ses personnages des déguisements qui prennent un caractère universel à cause du traitement qu'ils subissent : des morceaux de carton blanc deviennent par exemple les pagnes immaculés des Assyriens d'une fausse légende. De la transposition au déguisement, il y a évidemment une transformation d'importance, qui correspond à la conscience qu'il est désormais impossible de prétendre délivrer une vérité éternelle, qu'il faut tout au plus montrer des possibilités tout en laissant chaque spectateur libre de construire lui-même les situations, d'en reprendre les éléments séparables pour les réassembler. En ce sens, ces Assyriens sont l'équivalent de ce que les personnages vêtus de costumes à la Piero della Francesca étaient dans les films de Pasolini : des porteurs de significations en même temps que les signes d'une distance qui seule permet aujourd'hui une certaine grâce.
Un hommage à Beuys et à Robert Morris.
Xavier Veilhan passe sans cesse, on le voit, d'un moyen artistique à
un autre. Cette hétérogénéité apparente vient
peut-être de son égale admiration pour les travaux des artistes
conceptuels et des minimalistes des années 60-70, auxquels il peut parfois
rendre subtilement hommage comme dans la Grotte et la Forêt
récentes, qui citent à leurs propres profits certaines oeuvres
en feutre de Beuys ou de Robert Morris. Elle correspond surtout à une
volonté d'efficacité, non seulement visuelle mais pour ainsi dire
expérimentale. Des questions similaires parcourent en effet toutes les
réalisations de l'artiste, qui trouve à chaque fois l'incarnation
la plus appropriée. Car c'est bien d'incarnation qu'il s'agit puisque
Xavier Veilhan reste attaché aux vertus des objets manifestement faits
de main d'homme. Même si ces objets peuvent aussi servir de supports à
des mises en situation (et prendre alors un caractère de semi-installations),
ils valent toujours d'abord comme sculptures, tableaux ou photographies. L'artiste
ne répugne pas à oeuvrer jusque dans le registre le plus convenu
de la statuaire, comme dans L'Île de 1991, affirmant qu'il «s'agit
de recharger une forme que l'art institutionnel a prise dans l'histoire, par
un contenu de nature différente, et de jouer sur la rupture qui peut
exister par rapport à ce que l'on connaît de l'effet de ces oeuvres».
La question centrale reste bien pour lui celle du modernisme selon Baudelaire,
à savoir comment rendre compte du réel contemporain, comment jouer
sur le petit intervalle qui sépare représentation et réalité,
fonction et présence, en intégrant dans ce questionnement le monde
des images. Il a très clairement affirmé que «l'art,
en tant que sous-ensemble du réel, est un outil de compréhension
de celui-ci». L'artiste américain John Miller analyse d'ailleurs
précisément dans le catalogue de l'exposition du Magasin comment
Le Tour de 1996, tour de potier paradoxalement actionné par
une moto, peut être interprété comme une réflexion
sur les modes de production économique. Mais les oeuvres de Xavier Veilhan
ne sont presque jamais les illustrations d'idées préexistantes
qu'il aurait formées tout seul dans son coin. Elles sont, comme il le
dit lui-même, des outils. Des outils mis à disposition des spectateurs
qui peuvent composer leurs propres réflexions à l'aide des éléments
qu'ils y trouvent, de même que l'artiste a composé ses découvertes
dans le cours de son travail.
Eric de Chassey