Sylvie Fleury




Sylvie Fleury, L'insolence dernier cri
Beaux Arts Magazine, Paris, novembre 2001, p.66-71

Lorsqu'elle débarqua dans le milieu de l'art, au tout début des années 90, avec ses sacs de shopping, Sylvie Fleury produisit l'effet d'une bombe... à retardement. Personne, ou presque, ne voulut prendre au sérieux ses sculptures composées de sacs Chanel, Yves Saint-Laurent et autres, fièrement dressés par petits groupes colorés, comme d'arrogants paysages, d'insolentes natures mortes, à même le sol ; personne ne se souciait de savoir qu'ils contenaient encore des produits achetés dans ces célèbres maisons. D'ailleurs, personne ne se souciait de rien, à plus forte raison d'une femme artiste qui ne se disait pas spécialement intéressée par le féminisme et semblait plutôt préoccupée par la mode et son univers. Très vite, on la rangea dans cette catégorie au moins aussi inefficace que les autres et, faut-il le rappeler, 10 ans en arrière, art et mode ne faisaient pas bon ménage. À vrai dire, Sylvie Fleury, lorsqu'elle conçut ses oeuvres initiales, n'était pas étrangère au monde de l'art. Durant les années 80, composant un savant mélange inspiré du son Cold Wave et d'esprit underground, de retour de New York où elle était partie comme jeune fille au pair, elle tint à Genève un lieu alternatif qu'on a peine à qualifier de «galerie», mais qui fut la plaque tournante de l'avant-garde suisse - et un sacré rendez-vous pour les fêtards de toutes sortes. C'est pour répondre à la sommation conjointe de son compagnon, John Armleder, et d'Olivier Mosset, de «faire mieux qu'eux», qu'elle exposa en leur compagnie, en 1990, à la galerie Rivolta, les shopping bags . Plus qu'une simple blague, ces sculptures aux indiscutables qualités esthétiques, en même temps qu'elles préfiguraient le «devenir mode» du champ de l'art, offraient, sinon un commentaire, du moins un bouquet de questions sur la vogue de l'art de l'objet qui sévissait alors. Nées de l'utilisation outrancière d'une carte de crédit, elles défiaient la notion de valeur artistique en proposant des produits de luxe devenus oeuvres d'art. Elle affirmait alors un penchant warholien, quand bien d'autres tressautaient sur les restes de Marcel Duchamp, et réalisa d'ailleurs plus tard, sur le modèle des boîtes de Brillo de Warhol, un ensemble de boîtes de Slim-Fast (sérigraphiées sur bois). C'est, à la vérité, de grands pans de l'histoire de l'art qu'elle assujettit à l'univers de la mode, réalisant de faux Mondrian (2) ou Palermo en fausse fourrure, vivifiant l'exercice du monochrome en lui appliquant les gammes colorées des vernis à ongle, revisitant le «scatter» (dispersion d'objets) avec des monceaux de bottes couture. Affichant une liberté exceptionnelle, Sylvie Fleury fait se rencontrer dans ses oeuvres les univers qu'elle aime (ceux des Girls Bands, des cabriolets de collection, l'iconographie des Bikers) et ne s'interdit l'expérience d'aucune forme. Elle réalise (comme récemment au Sonje Art Centre, en Corée) des performances où l'on roule en voiture sur des tonnes de fards à paupière, laissant au sol de subtiles peintures irisées. Elle reconstitue un garage, avec colonnes de pneus et collection d'enjoliveurs au mur, et trône, le soir du vernissage, derrière un vieux bureau de métal. Elle couvre les murs de ses expositions des flammes dessinées pour les réservoirs de Harley Davidson (pour la firme Swatch, elle personnalisa une voiture et dessina une combinaison pour Mikka Akkinen - aujourd'hui déclinée en robe). Nombre de ses peintures murales (Wall Paintings) égrainent les slogans des biens de consommation à la mode : «Be good, be bad, just be» ou «Égoïste». La vidéo a souvent ses faveurs: l'une de ses toutes dernières réalisations présente des conductrices de Formule 1 s'arrosant de champagne. Plus récemment, elle s'est passionnée pour des groupes d'illuminés californiens qui attendent les extra-terrestres et pour la chromothérapie... Autant de domaines, si l'on veut bien y songer, pas si éloignés de ce que l'art est devenu. Car le travail de Sylvie Fleury, sous ses aspects festifs et bariolés, a une dimension politique, parfois offensive sur un mode très primaire. Les chariots de supermarché plaqués or, tournant sur des podiums en miroir qu'elle présenta, l'an passé, à la galerie Hauser & Wirth de Zürich, ou les jouets pour chien qu'elle fit réaliser à taille humaine, disent bien ce que sont les oeuvres d'art aujourd'hui. Ces exemples peuvent sembler un peu caricaturaux mais, à la vérité, chaque oeuvre de Sylvie Fleury s'offre sans complaisance à toute étude minutieuse et son champ d'observation dépasse de loin l'ensemble très discuté des biens de consommation. Ses objets sont beaux, séduisants, calibrés pour plaire : c'est un langage commode, transitoire, le langage de l'époque - une époque qui s'est aussi, paradoxalement, entichée de l'esthétique minimale et conceptuelle. Une fois camouflés (à la mode d'un Joseph Kosuth ou d'un Bruce Nauman), les slogans des produits de beauté prennent toute leur dimension dramatique et, inversement, renvoient les maximes de l'art conceptuel à leur propre pompe. Va et vient incessant entre l'histoire de l'art et la vie ordinaire dans les pays qui, sans pudeur, se qualifient de «riches», le travail de Sylvie Fleury dit surtout la nécessité de l'identité : une identité modelée par les images de la publicité (elle expose les couvertures agrandies des magazines de mode, enregistrant le temps qui passe finalement pas plus mal que On Kawara) mais aussi, surtout, en imposant son personnage. A rebours, cette jeune femme élégante, qui ne rate jamais un défilé de haute couture, affirme sa passion pour les bagnoles et les Bikers, s'impose dans un univers d'hommes et ne s'en laisse pas compter. Héroïne moderne d'un manga upper-class, c'est l'époque des images proliférantes (fussent-elles en trois dimensions) et des comportements extrêmes dans lesquels ses semblables parfois s'engagent (sciences occultes, consommation, croyances saugrenues...) qu'elle a conscience d'habiter. C'est avec un langage tout aussi médiatique et extrême qu'elle développe une oeuvre sans doctrine formelle, sans message prémâché, mais qui, toujours, piège le spectateur avec autant d'efficacité que les Stacks de Felix Gonzalez-Torres. De chacune de ses expositions (le musée d'Art contemporain de Karlsruhe lui a consacré, cet été, une grande rétrospective), on ressort avec l'enthousiasme d'une perception aiguë et vertigineuse de la dimension proprement cinématographique du monde dans lequel on vit. Un monde où, comme en Corée d'où Sylvie revient à peine, «on peut aller sur les marchés qui ouvrent à minuit et acheter des trucs bizarres». Elle a seulement fait provision de tenues bouddhistes.

Eric Troncy