Sylvie Fleury




« reservoir girl  »
Les Inrockuptibles, Paris, 27 nov. - 3 décembre 2001, p.20 à 23

Pin-up trash, bimbo conceptuelle, pétroleuse et chauffarde : Sylvie Fleury exhibe l'oeuvre féminine la plus excitante des années 90. Rencontre à l'occasion de son exposition au Magasin de Grenoble.

Sur le parking encore désert, une Caprice gris métal transforme en motel l'entrée du Centre d'art de Grenoble. À l'intérieur, une montagne de pneus, de bidons et de bagnoles récupérés à la casse, des tracts de car-shows d'Arizona, un mur d'enjoliveurs, des traces de cambouis sur le sol: les She-Devils on Wheels ont installé leur QG à Grenoble. La patronne tient le comptoir, pin-up trash en jeans et talons aiguilles, mélange de Thelma et Louise : Sylvie Fleury, droit sortie d'un roadmovie ou d'un cimetière de Buick et Cadillac. "J'ai eu ma première voiture américaine, une Camarro à l'âge de 18 ans, et les She-Devils, du nom d'un film culte des années 70, c'est un peu le club fétichiste de mes rêves. Un groupe de filles collectionneuses de voitures américaines, avec qui on fait des fêtes trash dans des zones industrielles ou des vieux parkings, des burn-out ou des minicourses." Comme des garçons en somme, dont elle s'annexe l'imaginaire musclé et le machisme à pneus larges.

Entre bidons d'huile Motul et pare-chocs chromés, on découvre au passage quelques délicieux accessoires féminins: une paire de collants Dior ou des chaussures Yves Saint Laurent, un sac Chanel et la fameuse robe One Formula, équivalent féminin des combinaisons de grand prix. Mais aussi la vidéo crissante d'une performance en forme de crash-test : une voiture tourne en rond dans une galerie d'art, écrasant sur son passage des produits de maquillage, formant sur le sol de larges traces de pneus roses. Mélange des genres (sexuels) et des codes (de la route).

Depuis plus de dix ans, Sylvie Fleury pratique ainsi le cross-over: entre le masculin et le féminin, entre les bagnoles des mecs et le dress code des filles, mais d'abord et surtout entre l'art et la mode, dont elle réexplore les liens en véritable pionnière des années 90, accrochant sur les murs des couvertures agrandies de magazines, installant dans les musées et galeries ses fameux shopping bags, de simples sacs Chanel ou Sonia Rykiel posés au sol, sur une chaise ou un socle, quelque part entre objet réel, icône pop et sculpture ready-made.

Sans esprit de parodie, Sylvie Fleury pointe les contradictions dans lesquelles la mode ballotte ses fashion victims, serrées entre la dictature du goût collectif et la voie de la personnalisation par le biais d'un look hyper individualisé. Et développe en dix ans un vocabulaire plastique hétérogène et libéré des contraintes culturelles, passant avec une aisance déconcertante d'un wall-painting flamboyant à des sculptures en forme de fusées ou de rouge à lèvres.

Pour mieux comprendre cet art du passage, et l'aisance naturelle avec laquelle cette Pretty Woman suisse circule allégrement entre des milieux aussi différents que le luxe et les roadies de la Côte Ouest, il faut savoir qu'avant d'être reconnue par l' overground des milieux de l'art et de la mode, dans les années 80, Sylvie Fleury avait circulé entre des cercles bien plus underground, errance retracée par Eric Troncy, l'un de ses découvreurs, dans le catalogue d'expo : une école de photo à New York, assistante de Richard Avedon, puis retour en Suisse pour hanter les nuits et le club Le Pavillon noir sous le nom fantasmatique de Sylda von Braun. Sylvie habite alors une ancienne clinique, habillée en infirmière en blouse blanche et hauts talons, et tente aussi, à l'occasion d'un mariage, la réalisation d'un film de vampires dans un monastère espagnol. Entre 1984 et 1987, elle dirige une galerie alternative, connue pour ses vernissages festifs. "Il y avait chez moi une créativité non canalisée", reconnaît-t-elle. "Pendant un temps, raconte encore son compagnon, l'artiste conceptuel John Armleder, elle était plutôt victime de ses désirs, de ses passions pour l'art, les voitures, la mode, etc. Et je crois que vis-à-vis de toutes ces choses qu'elle vit de manière très émotionnelle, la pratique artistique lui a justement donné la distance nécessaire."

"Aujourd'hui, le yoga a remplacé l'aérobic": avec cette phrase momentanément définitive, Sylvie Fleury amorce au Magasin, un virage esthétique, en route vers le spiritisme paramédical. Épousant les tendances pour mieux les explorer, son dernier trip sera donc, comme pour Jane Fonda, prêtresse new-age et macrobio du stretching people, la chromothérapie ou comment se soigner par la couleur. D'ailleurs, l'artiste suisse a invité son chromothérapeute à présenter une de ses oeuvres, rencontre incroyable de la chromothérapie et de l'art minimal. Avant cela, on avait déjà visité une bibliothèque de naturopathe et un laboratoire scientiste, avec de mystérieux flacons bicolores et un appareil sensoriel, l'Aura Visual Station, qui projette votre aura sur écran vidéo. " Là, c'est la cabine d'essayage. Ensuite, on passe à la salle de traitement ." Dans une pièce presque vide, décorée de faux rochers sonores et en plastique signés de l'artiste italien Piero Gilardi, un tube en métal nous inonde de bleu, de jaune, de vert, d'orange, faisant tout le tour de l'arc-en-ciel. Un pur moment de Kubrick, version 2001: l'odyssée de l'espace . Avec un zeste de David Lynch : dans notre dos, le chromothérapeute récite de sa voix zen la litanie des couleurs, évoque un cercle mystique de mort et de résurrection : "Ce programme de couleurs retrace les étapes de la vie. Il faut traverser le cycle pour soigner son aura." Parallèlement à la décharge de bagnoles, la rank girl est parvenue à transformer le Centre d'art de Grenoble en une clinique privée de l'étrange et du paramédical. En sortant, le sourire aux lèvres, elle nous avouera son souci du moment : "J'ai trop de jaune dans mon aura."

Jean-Max Colard