Sylvie Fleury




« Sylvie Fleury provoque une collision »
Libération, Paris, 31 décembre 2001, p.32

A Grenoble, la Suissesse pervertit les codes de l'industrie du luxe.

Au milieu d'un fatras de vieilles bagnoles, un haut-parleur de marque Bose (en français, «méchant») sonorise avec de gros boum-boum un film qui passe et repasse à l'intérieur d'un container ouvert. Sur un podium, trois jolies lilies vêtues de combinaisons automobile argentées customisées au féminin (jupe au zip largement ouvert), font jaillir la mousse de magnums de champagne, comme tout pilote qui respecte sa victoire.

Quelques détails attirent l'attention. Dans l'univers hyperviril du garage, masse de pneus, de voitures, d'outils et de lubrifiants, introduit par trois moteurs posés sur socle et repeints d'argent, une sandale Yves Saint Laurent traîne sur une étagère. II s'agit, en effet, d'une présentation de She-Devils on Wheels , l'oeuvre de Sylvie Fleury, artiste suisse. Cette "agence" a pour vocation de maquiller votre voiture américaine (la Suisse en posséderait le plus fort contingent), parfois de façon assez radicale. Non contente de la repeindre d'atroces flammèches roses (le logo de l'agence), elle peut aussi se livrer à quelque performance digne du Week-end de Jean-Luc Godard (Mireille Darc y hurlait, au milieu d'un carnage d'humains accidentés: «aaaaaargh, mon sac de chez Hermès!!!!» ). Une vidéo montre une rangée d'ombres à paupières de la dernière collection Chanel, sauvagement ravagée par une auto qui leur roule dessus, laissant sa trace funestement superficielle. Tout cela, sans doute, pour répondre à la question publicitaire concoctée par l'agence: «Is your make up crash-proof»/«Votre maquillage résiste-t-il si vous vous crashez ?» . D'une troublante actualité.

Infirmière. Dans les années 1980 (l), à Genève, Sylvie Fleury, née en 1961, habitait dans une ancienne clinique et jouait les jeunes filles en blouse blanche, sous le nom de Sylda von Braun. Les hasards des jeux de rôles la virent ensuite galeriste. Dans les années 90, on l'a connue dans le rôle de l'artiste «du shopping», exposant, entre quatre murs blancs, des arrangements géométriques de sacs estampillés des marques les plus chères.

Les critiques d'art ont raison d'insister sur la confusion que l'ancienne infirmière de pacotille a instillée la première, entre certaines formes d'art et l'industrie du luxe, sacrifiant ensemble au culte d'une «beauté» extrêmement lucrative. Les boîtes de Brillio de Warhol sont irrémédiablement contaminées par les boîtes de Slimfast de la Fleury.

On voit ainsi à Grenoble certaines installations ou Sylvie Fleury détourne, de façon jubilatoire, les formes pures du Minimal Art, pour les faire glisser sur la pente savonneuse du vice commercial. Ainsi, ces énormes lames de rasoir miroitantes appuyées sur le sol et sur le mur, parodies irrésistibles des peintures-sculptures de l'Américain John McCracken (et qui rappellent que la Suisse est un pays où la poudreuse ne recouvre pas uniquement les montagnes).

New-age à mort. Mais là où Sylvie Fleury innove à Grenoble, c'est dans son trip newage à mort. Elle a échangé les accessoires fétichistes -et donc sexuels- de la bottine à talons aiguille et du rouge à lèvres à effet «mouillé» contre les instruments désexualisés de l'industrie du bien-être, des technologies du mieux-être, des thérapies douces, où priment l'aura et un karma sans soûtra aucuns. Cristaux, rochers, capsules tapissés de strass noir (ce noir vedette de la mode, y compris joaillière, en 2001), étagères de flacons bichromes, capteurs sensibles à l'aura chromatique de la main, vidéos thérapeutiques de pets de boue... Sylvie Fleury a fait intervenir des «chromothérapeutes», d'anciens artistes, comme l'Italien Piero Gilardi, devenu conseiller en couleurs en entreprise. Sans avoir l'air d'y toucher, Fleury appuie là où ça fait mal, pose des questions terrifiantes pour tout amateur d'art: les couleurs, vous y croyez? Quel effet ça vous fait, à l'intérieur? Où l'on doit ici remonter aux tréfonds de l'art moderne,jusqu'à Goethe et au spectre coloré de son Traité des couleurs. Comme James Bond: ici, aussi, vous avez à faire au S.P.E.C.T.R.E.

Elisabeth Lebovici

(1) Lire l'article d'Eric Troncy dans le catalogue.