Sylvie Fleury




« Eloge de l'artifice »
Mouvement, Paris, janvier - mars 2002, p.70 à 73


Au premier regard, Sylvie Fleury est une artiste du superflu. Elle inscrit sans complexe sa pratique aux confins de la décoration, de la mode, du design. Depuis 1991, elle ponctue ses expositions d'injonctions désinvoltes inscrites en néon pastel : « Be good, be bad, just be », « moistering is the solution », « be amazing »... autant de maximes d'une morale cynique prônant artifice et superficialité. Des installations d'emballages de luxe (shopping bags) aux déclinaisons des couleurs d'une gamme de rouge à lèvres en passant par l'accrochage des couvertures de magazines féminins, Sylvie Fleury reprend littéralement les termes d'une propagande publicitaire qui édifie le culte de l'apparaître contemporain. Son esthétique est lisse, brillante, aseptisée. Les objets manufacturés, comme les univers créés ne portent la trace d'aucun geste singulier. Aucun détail n'est négligé, tout est parfaitement réalisé, ordonné. Le geste artistique est tout entier contenu dans la transposition, au sein de l'exposition, de réflexes, de codes, d'attitudes propres à d'autres domaines où la belle apparence fait loi. Cette transposition se fait sans heurt, sans volonté de transgression, comme une évidence. Pour qu'il y ait transgression encore faudrait-il qu'il y ait des frontières assignées. L'attitude de Sylvie Fleury relègue ces frontières dans un passé révolu. Elle vient après. Elle pose de la fausse fourrure sur un pseudo-Mondrian (Composition avec jaune et bleu, 1995), elle vient après Castelbajac. Elle expose des boîtes de Slim Fast (Slim Fast (délice vanille), 1993), elle vient après les boites Brillo d'Andy Warhol. 11 n'y a dès lors plus rien de transgressif à reprendre des motifs de Pucci pour en faire des tableaux ou couvrir un pan de mur de cannettes de Coca Light empilées (First Spaceship on Venus, 1996). La distanciation humoristique, présente dans les titres comme dans les dispositifs eux-mêmes place d'emblée cette oeuvre en dehors de toute nostalgie. Sylvie Fleury recycle avec la même désinvolture les icônes de la société de consommation, de la mode, de l'histoire de l'art que les objets du quotidien. Il n'existe aucune distinction. Tout est projeté sur le même plan, traité avec le même perfectionnisme glacé.

On peut tout dire du travail de Sylvie Fleury, ou presque, et tout serait également juste. Le critique peut tirer l'oeuvre plutôt d'un côté, plutôt de l'autre, et les oeuvres se prêteront également à l'analyse. Dire en effet : « le travail de Sylvie Fleury est une caricature de l'apparence reine, une caricature d'un monde qui ne vit qu'à la surface de lui-même » est aussi juste que de dire « le travail de Sylvie Fleury est l'illustration parfaite d'une société repue d'elle-même qui se satisfait de la superficialité qu'elle engendre ». Sylvie Fleury : Artiste pop. Artiste kitsch. Artiste mode. Artiste postmoderne. Artiste féministe. Oui et non, tout à la fois. Ce « tout à la fois » dérange le critique, met mal à l'aise le spectateur à qui les délices de la belle apparence étaient promis. C'est dans ce « tout à la fois » que Sylvie Fleury s'impose, dans le feuilleté de ses expositions.

Culture et automobile

Le magasin de Grenoble. Un hangar de quelques 2000 m 2 , scindé en deux : extérieur/intérieur. Sur le mur gauche de l'espace ouvert, « la rue », s'étend une large fresque - des flammes stylisées aux couleurs chaudes - reprise des motifs de customisation pour Harley Davidson. En dessous, des moteurs en bronze chromé (283 Chevy, 400 Dodge, 400 Pontiac) sur des présentoirs, comme des joyaux arborés, composent une allée qui s'ouvre sur une casse ou un garage. Çà et là, des carcasses de voitures sont entassées. En fond, une bande sonore de rock trash crée un contraste avec le calme de l'espace déserté. Le spectateur est invité à s'asseoir au centre, en face d'un bureau couvert de stickers. Un blouson a été jeté parmi les revues automobiles. Derrière, sur une étagère, des bidons d'huile. Au mur, des jantes brillantes sont symétriquement accrochées.

Espace de réparation, espace de récupération ou simplement de stockage, dans lequel il manque quelqu'un que l'on ne peut qu'attendre... à moins de se résoudre à l'absence. Nulle autre présence qu'un moniteur TV sur le bureau. Une vidéo passe en boucle: une voiture de sport tourne en rond dans un espace clos. La gomme des pneus dessine sur le sol des motifs aléatoires qui se mélangent aux couleurs indistinctes de produits cosmétiques écrasés. Puis une femme à la taille fine, l'artiste peut-être, sort du bolide. La scène se passe dans une galerie d'art. En une référence à l'action painting, l'artiste devient le pilote d'une course insensée où ni le départ ni l'arrivée ne comptent. En écho, un film est projeté à l'intérieur d'un des deux containers en métal empilés. En levant les yeux, on y voit des femmes longilignes revêtues de robes (Hugo Boss) inspirées des combinaisons de coureur automobile, elles s'aspergent de champagne en riant. Elles se substituent au champion absent de la scène, fêtent leur victoire : féminité surjouée dans l'espace d'une masculinité triomphante.

L'espace d'exposition se confond avec l'espace ultra codé des amateurs de course automobile. L'art devient une vaste entreprise de « customisation », aux règles connues de quelques-uns, au milieu restreint. Et si la culture jouait aujourd'hui un rôle identique à celui de l'automobile dans la seconde moitié du siècle passé? Jeux d'images et de sons, maîtrise de l'espace, circulation des références, distanciation ironique. Il est difficile de faite émerger du sens de cette installation, d'offrir une lecture qui ne soit d'emblée récusée. Le spectateur ne peut revenir qu'à un sentiment de malaise, il est vite renvoyé à sa position d'assis, inerte et passif.

Lupanar ou luna park
L'autre espace du Magasin est un dédale de pièces en enfilade. Le calme et le silence contraste avec l'ambiance sonore de la « rue ». Après avoir poussé une lourde porte, des mots inscrits en néon rose: « Pleasure ». Le mot est accroché trop haut pour être accessible, il se désigne lui-même, menteur ou aguicheur, le mot vendeur de sensation à bas prix. Ironie ? L'art contemporain serait-il un vaste bordel... L'atmosphère des autres pièces avec leurs lumières tamisées et leurs objets clinquants renforce cette impression. Des lames de rasoirs deviennent des glaces déformantes entre lesquelles jouent les mots « be amazing », des lampes aux couleurs fluos éculées sont autant de verges dressées dans une même pièce, en forêt, symbolique douteuse, pure perte de l'adresse. Là, une bibliothèque bien rangée avec ses livres, mais l'accès y est impossible, en face une vitrine de chaussure Prada que l'on ne peut pas acheter. Ici, des présentoirs vides, brillants, qui tournent sur eux-mêmes ou bien un vaisseau, spatial intérieur strass, qui ne partira jamais explorer l'espace. Plus loin, les salles de chromothérapie où l'on vous garantit un bien-être absolu : tester la couleur idéale pour votre tempérament, éprouver la jouissance du bain coloré. Il y a aussi une chambre où l'on peut s'allonger pour se « sentir bien » en contemplant une ridicule vidéo de boue en ébullition, ici, ce ne sont pas les objets qui portent le sens mais la mise en exposition. Cette enfilade de pièces est une série de voies sans issue, une accumulation de promesses non tenues. Tout cela ne renvoie finalement qu'à un vide, qu'à l'absence du corps pour lequel tout est pourtant conçu. Par la juxtaposition des références, par la multiplication des icônes recyclées, Sylvie Fleury parvient à les ramener à leur vacuité, dégageant par là même un espace que la sensibilité peut peupler. Cette exposition de Sylvie Fleury témoigne d'une lucidité froide et violente quant au monde de l'art, quant au jeu de dupe des apparences, quant à l'appauvrissement de l'imaginaire et renvoie le spectateur à son propre désir, à une impression toute physique de vide et finalement de désolation.

Léa Gauthier