Sylvie Fleury




"Pour tout l'art du luxe"
L'Officiel de la mode, Pars, février 2002, p. 208 à 211

LE SUCCÈS QU'ELLE REMPORTE AUX QUATRE COINS DE LA PLANÈTE PROUVE EN TOUT CAS COMBIEN ELLE VISE JUSTE EN RASSEMBLANT SOUS LA MÊME BANNIÈRE LA MODE, L'ART, LE LUXE.

Le terreau de l'artiste Sylvie Fleury, c'est le monde de la mode. C'est là qu'elle puise son inspiration. En détournant les accessoires du quotidien (chaussures, sacs, make-up...) de leur usage premier, elle les fait passer au statut d'oeuvre d'art. Un monde où consommation et création se rejoignent...

Quand je n'ai pas une idée précise de la couleur à utiliser pour mes oeuvres, je prends l'une des nouvelles couleurs de Chanel", déclare Sylvie Fleury. Et la voici donc qui s'empare tout aussitôt des nouvelles palettes que proposent les fards à paupières! La mode, le luxe: c'est le terrain de prédilection, le matériau à partir duquel cette artiste édifie son oeuvre. Comme pour le proclamer, dès sa première exposition, au début des années 90, elle présentait ainsi des "shopping bags". Éparpillés sur le sol, des sacs et des boîtes affichaient des noms prestigieux: Chanel, Issey Miyaké, Comme des Garçons, Christian Dior, Vivienne Westwood, Shiseido, Estée Lauder... Qu'avait-elle donc acheté, Sylvie Fleury? On ne le savait pas, les emballages paraissaient remplis d'achats, mais ils restaient fermés. La séduction des formes, la composition d'une abstraction géométrique s'imposaient ici. Et avec eux un certain mystère empreint de rêve et de désir.

J'ACHÈTE DONC JE SUIS
Pour Sylvie Fleury, il ne s'agissait pas seulement de prendre en compte ou de répondre au credo consumériste énoncé par Barbara Kruger: "I shop therefore I Am", (j'achète, donc je suis). La suite du parcours de cette artiste suisse, née en 1961 à Genève, le montrera: après avoir cultivé le secret, elle allait, dans plusieurs de ses expositions suivantes, s'emparer des objets mêmes que jusqu'alors elle tenait dissimulés au regard. À commencer par ces talons aiguilles sur lesquels les mannequins virevoltent lors des présentations de collections: ingénue, elle les fait étinceler de couleurs brillantes de manière à les rendre plus visibles encore, plus provocants aussi. Dans le même temps, elle leur attribue un statut d'oeuvre d'art dans la mesure où elle les présente dans des musées et des galeries. Ses emprunts à l'univers de la mode sont multiples puisqu'elle peut aussi bien utiliser, pour les mettre en scène, des vêtements, des chaussures encore ou des accessoires de maquillage. Autant de clins d'oeil qui soulignent, si besoin était, les liens unissant de plus en plus fréquemment le monde de l'art et celui de la mode. Cette technique est à ce point systématique qu'elle a fait dire au critique d'art Eric Troncy que Sylvie Fleury avait réalisé ses premières sculptures ou installations en utilisant uniquement des cartes de crédit.

UNE PHOTOGRAPHIE REPRÉSENTANT UN RAYON PRADA
À Grenoble, au Magasin - un centre national d'art contemporain fort bien nommé! - elle vient de présenter à l'automne dernier la reconstitution (avec le concours de la marque) d'une boutique Prada, retrouvant sa lumière, sa moquette, ses présentoirs sur lesquels sont disposées les chaussures. L'ambiguïté atteint ici son comble: s'agit-il pour elle de livrer simplement l'image d'un stéréotype et de lancer ainsi son défi coutumier à la mode ou bien veut-elle rivaliser avec le photographe allemand Andreas Gursky (que le Centre Pompidou célèbre dans une grande rétrospective à partir de février)? Ce dernier a en effet composé une immense photographie représentant un rayon Prada: le cliché est à la fois si fidèle et si extraordinaire - pureté des lignes, contrastes froids et nuancés - que la marque italienne lui a acheté cette oeuvre pour en tirer le papier peint qui recouvrira désormais les murs de ses nouvelles boutiques. La démarche du photographe allemand n'est pas passée inaperçue non plus aux yeux de Sylvie Fleury, celle-ci déclarant qu'elle avait conçu cette installation au Magasin de Grenoble "comme une mise en trois dimensions de la photographie de Gursky".
Dans un registre pas très éloigné, l'artiste a exposé, il y a peu à Séoul une installation simplement intitulée "O". La lettre dans ce cas faisait allusion bien sûr au célèbre parfum de Lancôme "Ô"... Ailleurs, elle met en scène des bronzes dorés représentant une paire de Nike, ou encore une bouteille d'Évian, un Kelly (clin d'oeil à Hermès), des chaussures Gucci. On l'aura compris, Sylvie Fleury est une femme que l'univers de la mode n'indiffère pas. Mais pour autant, elle ne déteste pas tourner quelquefois celui-ci en dérision. Ainsi, en 1992, détourna-t-elle ces "Chanel Eyeshadow" pour les écraser le temps d'un "test" résumé par cette formule lapidaire: est-ce que votre maquillage tient le coup sous les roues d'une voiture? L'épreuve, dans ce cas, consistait à jeter une trousse de maquillage dans la rue, au milieu du flot des voitures... Sylvie Fleury fit encore appel à un produit de maquillage en choisissant de peindre aux couleurs d'une collection de rouges à lèvres de Givenchy une automobile "compressée". L'artiste donna à cette pièce un titre pour le moins évocateur: "Skin crime 2 (Givenchy 601)".

"LA MODE EST UNE PROTHÈSE"
Pour Sylvie Fleury, "la mode est une prothèse". Impossible de l'ignorer, impossible de s'en passer. Elle-même cultive son look avec une attention toute particulière, ne dédaignant pas apparaître vêtue de robes moulantes et de chaussures extravagantes. Une photo la représente encore habillée d'une combinaison argentée qui rappelle celle des pilotes de l'écurie de Formule 1 MacLaren, une bouteille de champagne à la main. Dans une des bandes vidéo qu'elle a réalisées, on la découvre en train d'essayer des paires de chaussures; dans un autre film, elle est au volant d'une voiture. Ces mises en scène ne sont évidemment pas fortuites. Si Sylvie Fleury explore notre quotidien, ce n'est pas seulement pour en donner une image clinquante ou anecdotique: en se réappropriant les signes, les marques qui jalonnent notre environnement, elle gomme les frontières qui séparent des sphères réputées, il n'y a pas si longtemps, étanches. Le pop art a été le premier à faire éclater les clivages. On se souvient des boîtes de soupe Campbell ou de Coca mises en scène par Andy Warhol. Comme pour lui répondre, Sylvie Fleury a d'ailleurs réalisé une installation composée de boîtes de Slim Fast - maigrir vite, un rêve encore! - empilées les unes sur les autres. Loin de susciter un sentiment d'allégement, cette accumulation conséquente finit par créer l'effet inverse - soit la lourdeur, la pesanteur - de celui promis par le produit... On l'aura compris, l'ironie n'est pas pour déplaire à Sylvie Fleury.

SOYEZ SURPRENANTS
Un trait que l'on retrouve dans la manière dont elle investit des symboles réputés phalliques, à l'image de ces fusées totem qu'elle recouvre de fourrure synthétique. Ou encore de ces capsules spatiales dont l'intérieur est tapissé de pierres de cristal et de tissu noir. Une façon peut-être de participer, à l'image des peintres et des sculpteurs, à la conquête de l'espace... Et puisqu'elle ambitionne d'être présente sur tous les fronts, Sylvie Fleury s'attaque à ceux du temps et de l'ésotérisme. Dans l'exposition que propose la galerie Ropac, on pourra ainsi admirer, entre autres, de singuliers pendules suspendus à des chaînes. Également présent, un de ses fameux Caddie recouvert d'un chrome doré: ici, on retrouve cette ambiguïté chère à l'artiste qui mêle à la représentation de la richesse - en l'occurrence, celle d'un métal précieux - celle de la pacotille. Ainsi va notre monde selon Sylvie Fleury. Tout à la fois dérisoire et fascinant, ludique et déroutant. Le succès qu'elle remporte aux quatre coins de la planète prouve en tout cas combien elle vise juste en rassemblant sous la même bannière la mode, l'art, le luxe. Une de ses installations proclame d'ailleurs: "Be Amazing", c'est-à-dire: soyez surprenants. Comme Sylvie Fleury, bien sûr!

France Huser