Micropolitiques

 
«Micropolitiques»
Beaux Arts Magazine, Paris, mars 2000, p. 78 à 81

Pas de programme, mais des intentions. Pas de discours, mais des oeuvres... Le travail de nombreux artistes engage à la conscience politique. Une exposition, au Magasin, à Grenoble, montre tout ce que l'art contemporain a produit de microaction politiques.

Faire de l'art, en soi, est déjà un geste politique, a fortiori aujourd'hui, alors que l'art devient indiscutablement populaire, que sa visibilité est prise en charge par un attirail impressionnant de structures et de manifestations publiques, et tandis que les oeuvres sont, bon gré mal gré, parodiées tous azimuts, de la publicité aux jeux télévisés. En 30 ans, le travail des artistes est passé de la clandestinité au grand jour : il est ainsi une tribune où s'expriment toutes les opinions, y compris une conscience politique et sociale.

Pour aussi remarquable qu'elle soit, cette évolution est à double tranchant. La faculté d'absorption et la gloutonnerie du système de l'art rendent souvent suspectes désormais certaines formes de dénonciation ou de revendication. Comment prendre au sérieux les images de sans-abri proprement encadrées dont le destin est d'orner le dessus d'un canapé ? Les artistes les plus critiques semblent s'accommoder des «résistances croisées» dont parlait Pierre Bourdieu 1 à l'artiste Hans Haacke, justement ! Ajoutons que la remarque fameuse d'André Gide, selon laquelle «on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments» est toujours d'actualité dans le champ des arts visuels. L'art ne se limite pas à l'exploration d'un bon sujet, mais repose aussi sur le talent d'une mise en forme dont les oeuvres «politiques» semblent se considérer souvent comme dispensées. Ajoutons enfin que notre accoutumance aux stratégies publicitaires nous rend paradoxalement indifférents à l'arrogance frontale des oeuvres qui montrent du doigt la misère du monde, nous dispensant au passage quelques leçons.

En revanche, il est une forme d'art, un esprit, qui s'insinue subrepticement dans notre conscience et agit de façon quasi subliminale sur nos comportements. Moins spectaculaires, moins lourdaudes forcément, ces oeuvres charrient discrètement leur influence «moléculaire», pour reprendre le terme de Christine Macel et Paul Ardenne, commissaires de l'exposition «Micropolitiques» au Magasin, à Grenoble, qui explore librement cet aspect de la question. Des bâtons colorés promenés par André Cadere et oubliés dans les espaces d'exposition aux affiches lacérées de Jacques Villeglé, des grandes feuilles disposées en tas et passivement offertes au pillage du spectateur par Felix Gonzalez-Torres, jusqu'aux rassemblements apparemment festifs organisés par Carsten Höller avec des enfants - auxquels on pourrait ajouter, avec encore un peu plus de liberté et de distance, les sacs de shopping de Sylvie Fleury, ou les chèques distribués il y a longtemps par Michel Journiac en échange de leur valeur en espèce - : il s'agit de petits gestes, d'actions légères, d'appâts entraînant le spectateur dans le piège où s'expose à lui le constat de ses habitudes, de ses réflexes, de ses contradictions, de ses agissements. Un piège qui s'ouvre et se referme dans le choix d'une mise en forme qui, ne sachant s'autoriser les facilités du spectacle, est d'autant plus exigeante... Et d'autant mieux armée pour atteindre son but.

Eric Troncy

1-Pierre Bourdieu et Hans Haacke, Libre Échange , les Presses du reel, 1994.