Micropolitiques

 
«Infra-rouges»
Les Inrockuptibles, Paris, 7 mars 2000, p.62-63

Décollages ou diffusions d'affiches, inventions de territoires, actions minimales l'exposition Micropolitiques au Magasin de Grenoble dresse le panorama des pratiques politiquement autres des artistes contemporains. Mais étrangement, elle s'achève aussi sur un doute l'art d'aujourd'hui serait-il apolitique?

A moitié déglingué, soutenu par des ficelles, composé de morceaux de bois rouges, jaunes ou bleus et d'une vieille branche, l'Arc de triomphe individuel de Jimmie Durham, authentique Indien cherokee né en 1940 aux Etats-Unis, se dresse au milieu de l'exposition Micropolitiques comme un lieu de passage obligé bien que totalement dérisoire, antimonument, inverse de son acolyte des Champs-Elysées, opposant une résistance frêle mais acharnée aux symboles grandiloquents de l'Empire ou de la nation. Volontairement mineure et minable, vidée de tout contenu idéologique, cette pièce incarne assez bien l'«art micropolitique» auquel Christine Macel et Paul Ardenne, critiques et historiens d'art, consacrent une exposition au Magasin de Grenoble. Véritable genre dont ils retracent rapidement l'histoire depuis le début des années 6o, l'art micropolitique rassemble des oeuvres antiautoritaires, "qui n'illustrent pas le politique, qui ne déclament rien, allégées des slogans et des injonctions à l'engagement", des artistes "revenus de l'illusion de devoir refaire le monde" offrant à chacun "des moments à partager et où être ensemble" , tel le restaurant Food, ouvert en 1971 par Gordon Matta-Clark pour soutenir la communauté artistique de Manhattan. Quittant la sphère de la politique, les artistes se réapproprient la cité et le réel, tel Daniel Buren couvrant les rues de Paris d'affiches rayées, ou s'inventent des territoires utopiques, tel Robert Filliou installant dans une valise les premiers mètres carrés de sa République Géniale. En 1966, Michelangelo Pistoletto fait rouler dans les rues de Turin une énorme sphère de journaux pressés ; en 1968, l'excentrique Uriburu verse dans la lagune de Venise un colorant vert fluo, geste pictural à grande échelle, land-art écolo. Ou comment faire de la politique autrement, selon des voies obliques qui refusent le schéma simpliste de l'artiste engagé pour la cause. Autrement dit, cette exposition aurait dû nous faire l'effet d'une petite bombe, artisanale, à portée réduite mais redoutablement efficace. Elle contient d'ailleurs des charges explosives : les Gunpowers de Philippe Meste ou un satellite armé du «terroriste conceptuel» Gregory Green. Mais étrangement, l'expo semble simultanément désamorcée, les oeuvres plus contemporaines étant comme vidées de leur charge de détonation. En guise de micro-ondes politique, ce serait plutôt un four, au mieux un soufflé. Les raisons d'une telle déception ? D'abord, et c'est un paradoxe, la très belle facture visuelle de cette expo et de son accrochage suresthétisant : à l'image du mur défoncé de Kendell Geers, qui offre un joli point de vue sur l'ensemble des oeuvres, tout semble tiré plutôt vers le beau que vers le politique. C'était d'ailleurs, le voeu des deux organisateurs : maintenir le caractère esthétique des oeuvres exposées, l'art micropolitique ne soumettant pas sa forme à une cause. Pour autant, cette réconciliation du politique et de l'esthétique défait la portée corrosive des oeuvres exposées. La bibliothèque horizontale de Tobias Rehberger est à ce titre exemplaire : l'artiste allemand a étalé sur le sol les livres du Magasin de Grenoble, agrémentant le tout de larges cendriers en plâtre et de luminaires ovales. Un agencement d'espace prenant bien des libertés avec le livre, haut-lieu du pouvoir et de l'autorité ; mais évoluant vers un design tamisé et confortable, cette magnifique installation-sculpture nous éloigne radicalement des sphères du politique. Et l'on se prend à penser que Micropolitiques est une très belle exposition qui n'a rien de politique, offrant un paysage artistique assez précieux, voire hyperbourgeois. Une expo inoffensive donc, quand elle ne verse pas dans la pure démagogie avec la vidéo de Sylvie Blocher donnant la parole aux gens de Lille, ou dans une vision cynico-clownesque du politique, avec les grotesques installations tout-orange de Joël Hubaut.

Une autre source de ce désamorçage involontaire s'explique dans une idée forte des deux commissaires : le désenchantement, la désaffection de la politique par des artistes qui ont devancé, enregistré et précipité, la fin des idéologies, refusant l'adhésion aux grandes convictions, offrant des oeuvres indécidables. Mais cette histoire s'est aussi récemment modifiée au contact d'une crise sociale toujours persistante : ainsi, le jeune artiste français Boris Achour a réalisé une étonnante série d'actions minimales ; il est allé, simplement, s'endormir sur les pelouses ou les haies privatives de quelques villas individuelles de la banlieue de Los Angeles. Forme post-hippie et très assoupie du sitting, occupation non-violente de lieux privés et très politiquement corrects où la vision d'un jeune homme assoupi réveille la peur du SDF. Une action purement artistique, mais infiniment dérangeante, et surtout exactement contemporaine du nouveau militantisme qui a émergé en France autour d'Act Up, puis des fameuses grèves de 95 : occupation de locaux privés par le DAL, réveille-matin de Martine Aubry (trente personnes avec des sifflets sous les fenêtres à 5h du mat'), afflux de manifestes sur les fax ministériels, accompagnement collectif par les gens d'AC! de RMistes en rupture de paiement... A l'heure où l'ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, relance une critique théorique possible du libéralisme, et au regard de ce nouveau militantisme et des formes artistiques qui lui répondent de la part d'une nouvelle génération de très jeunes artistes contemporains, Micropolitiques n'apparaît plus seulement comme une très belle mais très apolitique exposition : elle est, peut-être, une exposition datée (d'avant 95), déjà périmée. Et pour toutes ces raisons, à voir absolument.

Jean-Max Colard