«Micropolitiques»
Parpaings, Bihorel, février 2000, p.20 à 23
Paul Ardenne et Christine Macel (entretien avec)
Soucieux de s'incarner dans l'oeuvre plutôt que de verser dans le pronunciamento
ou le document, les artistes de Micropolitiques sont revenus de l'illusion de
devoir refaire le monde ou de dispenser une vulgate. Ils s'installent dans le
réel de l'oeuvre (son être, son alentour), ils dépouillent
celle-ci de tout autoritarisme et de toute grandiloquence, renouent ainsi de
manière tardive mais judicieuse avec le sens étymologique du mot
politique : ce qui a commerce avec la cité, son fonctionnement, son être
collectif dans la perspective de «marcher avec» et non plus «devant»
(le terme originel arkhein, qui désigne la politique comme commandement).
"Marcher avec", cela se dit aussi "accompagner" : l'exposition
nous révèle la production des oeuvres comme accompagnement d'un
monde ni trop réel, ni trop symbolique, d'un monde véritable en
somme : Paul Ardenne et Christine Macel, commissaires de l'exposition, nous
expliquent en quoi les oeuvres présentées, par leur diversité
de formes, par leurs correspondances, dessinent une vision micropolitique du
monde.
PARPAINGS: L'exposition propose-t-elle une autre problématique
de l'artiste "politique" ou "engagé"?
Paul
ARDENNE et Christine MACEL : Nous voulions éviter de tomber
dans une conception restrictive de l'art politique, la conception classique
notamment, valorisant les attitudes de grandiloquence ou d'emphase. Nous avons
choisi de montrer des oeuvres dont l'intentionnalité (démontrer,
critiquer) n'était ni forcément évidente ni exhaustive.
La référence à Gilles Deleuze et Félix Guattari
s'est naturellement inscrite au fil de l'élaboration de l'exposition.
Le terme de "micropolitique" selon Guattari désigne une manière
de laisser se déployer les cultures particulières tout en inventant
d'autres contrats de citoyenneté : faire tenir ensemble la singularité,
l'exception, la rareté avec un ordre étatique le moins pesant
possible. Singularité, exception, absence de pesanteur, de quoi alimenter
aussi une politique de l'être engendrant des formes spécifiques,
celles par exemple que nous présentons.
Les oeuvres choisies sont là pour explorer la distinction entre
montrer et démontrer...
Il ne s'agit pas de défendre un
point de vue mais de proposer une mise en perspective historique. Mieux que
ne le fait la fabrique traditionnelle d'un art politique héroïque
(celui qu'une exposition comme Face à l'Histoire a assez mis
en valeur, parfois avec des oeuvres presque caricaturales), on peut extraire
des lignes de forces qui traversent l'art depuis quarante ans, et qui montrent
que les artistes n'étaient pas dupes des discours institués. L'art
"politique" ne se réduit pas à son assujettissement
à un discours de propagande ou à son alignement sur une idéologie
donnée. Il ne se réduit pas non plus au seul principe de la réactivité
militante. Les artistes de "Micropolitiques" traitent du politique
de manière oblique, diagonale.
Le choix des oeuvres pose la question du lien entre la singularité
et la plurivocité. Comment se constitue ce lien ? Comment en rendre compte
?
L'exposition s'organise autour des modes particuliers à travers
lesquels des artistes de style ou d'obédience différents appréhendent
le fait social, ainsi que sur la donnée de la singularité. Les
oeuvres présentées sont des pièces ouvertes, elles offrent
des sens multiples, des liens entre les individus, en refusant tout autoritarisme,
l'accrochage n'est pas chronologique mais joue sur les correspondances : les
liens établis sont parfois de l'ordre du symbolique, celui, par exemple,
esthétisé à partir de la forme générique
de la balle qui roule, unissant les oeuvres de Michelangelo Pistoletto, Kendell
Geers et Uri Tzaig, ou celles de Franck Scurti, Jimmie Durham et André
Cadere, recourant au symbole du bâton. La pièce de Tobias Rehberger,
la Bibliothèque horizontale, acquise par le musée de
Rochechouart, et que nous présentons, est bien représentative
de ce faisceau de sens qualifiant l'oeuvre d'art "micropolitique"
: l'artiste réalise une bibliothèque dans le lieu de l'exposition,
le Magasin, avec des livres ponctionnés dans cette structure d'exposition.
Ces livres sont installés au sol avec des jaquettes de couleur Des coussins
sont disposés entre les livres. La pièce est très formaliste,
plastique. Elle livre dans le même temps une vision politique : avec l'écrit
et le livre, présenté comme moyen de s'approprier le monde, de
le penser. Les livres ont créé une organisation spatiale qui permet
aux gens d'être ensemble, d'échanger des points de vue. De plus,
ils sont ceux d'un lieu, d'un espace particulier où s'édifie une
culture particulière : comme une sorte de représentation locale
de la compréhension du monde.
Nous vivons tous la totalité du monde à notre échelle, ici et maintenant. La signification politique trouve son origine dans cette idée de proximité. Ce que montre bien l'oeuvre de Jimmie Durham, le Bâton pour marquer le centre de la Terre à Reims : là où je suis, là est le centre du monde. C'est l'individu singulier qui constitue l'idée de communauté à partir de sa vision propre. Le "global", à son origine, relève toujours d'une appréhension solitaire.
D'où la réflexion sur le territoire...
Aucune des oeuvres présentées n'est réductible à un seul territoire. Par exemple les Bâtons, les sculptures autonomes qu'André Cadere réalisa entre 1970 et 1978, avant sa mort. D'abord posées au sol, elles sont alors relevées, enlevées ensuite du socle et posées le long d'un mur. Puis l'artiste s'en empare, se promène dans la rue en en portant un exemplaire. Le territoire de l'oeuvre est mis en action par l'artiste, par rebonds le territoire réel se trouve occupé par l'oeuvre.
Les affiches déchirées de Jacques de la Villeglé évoquent de la même manière une archéologie des luttes sociales, de l'inscription politique réelle, mais par des voies détournées. Comme le note Pierre Restany, c'est en mesurant les déchirures infligées aux affiches que l'on entrevoit l'intensité réelle, (donc d'engagement) qu'a suscité leur lacération par des anonymes qui sont évidemment des sujets citoyens. Mais ces affiches, cela étant, sont aussi des agencements de formes, de couleurs qui se laissent regarder pour elles-mêmes. L'appréhension micropolitique des territoires de l'oeuvre d'art permet d'éviter le formatage : la notion de multi-territorialité empêche toute conception réductrice du contenu politique.
Comment cette caractéristique de l'oeuvre micropolitique bouleverse-t-elle également la façon dont on considère l'histoire de l'art, sinon l'Histoire tout court ?
Prenons comme exemple l'oeuvre Infini d'Uri Tzaig : cette vidéo montre, sur un terrain de sport, des gens qui ont un ballon à la main et auxquels il est demandé de ne pas garder ce dernier plus d'un certain temps. L'artiste, au départ, donne un minimum de règles à ces joueurs occasionnels. Grâce à la vidéo, en temps réel, on les voit bientôt reconstituer ces règles, en inventer d'autres au moment de lâcher le ballon et de le passer à un partenaire, bref, produire des logiques inédites d'organisation sociale. Une logique de créativité apparaît, créativité constituant ici une socialité, un être-ensemble négocié en dehors de tout grand discours sur ce qu'est ou doit être le politique. Comme un obstacle à l'aliénation. Sur le plan métaphorique, une telle expérience bouleverse effectivement la conception d'une histoire basée sur des événements dialectiquement organisés : on voit, au contraire, que des histoires différentes se constituent, sans plan d'ensemble, sans stratégie prédéfinie. Ce que montre aussi "Micropolitiques", en termes cette fois d'organisation de l'Histoire (si tant est que l'Histoire puisse être "organisée") c'est que tout ne fonctionne pas à la même vitesse. Tandis qu'un Nicolas Uriburu, en 1968, colore en vert les eaux de la lagune de Venise (créant ainsi une atmosphère insolite et pacifiée à un moment de tension extrême, alors qu'on vient de fermer la biennale pour cause de contestation), Daniel Buren fait ses affichages sauvages et s'empare sans ménagement du territoire de la rue. Nous nous rapprochons ainsi de la critique formulée par Karl Popper contre l'histoire déterministe, contre la pensée historiciste, toujours prompte à réifier l'ordre du temps humain sous l'empire de conduites logiques. Au juste, nous nous situons dans la dialectique d'une histoire en cours, ne produisant a priori rien sinon de l'événement, mais pas dans un sens prescrit. Notre propos, en cela, est anti-productiviste (d'une "vérité", notamment). On en trouvera une analogie dans l'oeuvre que présente Simon Starling dans "Micropolitiques". Lorsque Simon Starling expose un fauteuil fabriqué à partir d'un vélo et un vélo produit à partir d'un fauteuil, lui aussi se situe contre la logique d'un art producteur de sens qui recherche l'efficacité à tout prix. Cet acte de recyclage est, d'abord, un événement artistique, une création.
Beaucoup d'artistes, aujourd'hui, cherchent à imiter les schémas du monde matériel et du spectacle pour soi-disant mieux les combattre ou les dénoncer... Ils travaillent en "situation"...
Mettre le monde en schéma, le concevoir sous l'angle du spectacle... Les artistes de "Micropolitiques" sont au-delà de ces options analytiques ou critiques. Mettons, si vous voulez, qu'ils sont "Situationnistes" (construire l'instant, la situation), mais alors pas sous l'angle de la référence obligée à Guy Debord, devenue aujourd'hui une tarte à la crème. Le spectacle, disait Debord, serait le rêve éveillé d'une société qui n'est capable que de dormir. Cette vision, peut-être juste dans les années soixante, est aujourd'hui quelque peu erronée. Regardons les oeuvres d'art, rien qu'elles : elles sont un spectacle mais celui-ci ne mène pas à la réification. Contre les discours sur la mort de l'art, sur la vanité de la forme, il faut répondre qu'à mesure du temps qui passe, la forme a toujours une puissance active. Elle se constitue non pas comme un spectacle hallucinogène, mais comme spectacle constitutif d'une pensée. Ce processus permet une confrontation aventureuse à la réalité, au-delà de l'acte de son strict recyclage.
Cela explique l'absence d'un personnage comme Andy Warhol dans l'exposition?
Warhol a appliqué à la lettre le principe baudelairien du "Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or". On prend la "boue" du monde libéral, matériel, et on lui donne une représentation symbolique exaltée. Warhol s'est mis dans une position de vénération et a créé pour la société dans laquelle il vivait, les images symboliques qui manquaient à celle-ci. Il a réalisé un travail d'iconographe du réel, avec cette conséquence forte mais discutable : le réel a fini par être oublié au profit de l'icône, les oeuvres que nous avons choisi de montrer dans l'exposition ne sanctifient pas la réalité ; elles l'accompagnent. Cela explique par, exemple que Joseph Beuys n'est pas présent en tant que figure défendant le principe, qui lui était cher, de la sculpture sociale, véhiculant un art aux accents emphatiques, mais sur un mode plus drolatique, avec la pièce sonore Sonne statt Reagan.
Dans le même temps, la fonction symbolique demeure-t-elle nécessaire ?
L'art "politique" (engagé) subit cette évolution naturelle,
évidemment problématique : bien souvent, il tend à déserter
le champ du symbolique pour retrouver celui de la réalité. Les
oeuvres choisies pour "Micropolitiques " se tiennent à égale
distance du réel et du symbolique : elles n'abandonnent pas la part de
la représentation à celle de la discussion, de la négociation
avec la réalité. L'exposition est à la fois plastique et
réflexive. Elle confirme notre rejet de tout système de pensée
dualiste. Elle plaide de manière démocratique pour la politique
comprise comme champ hétérogène de propositions. Le catalogue
de l'exposition, à dessein, laisse une large place aux déclarations
d'artistes. Comme l'énonce Daniel Buren, tout art n'est-il pas en définitive
politique par essence ?