Micropolitiques

 
«Grenoble à échelle humaine»
L'Humanité, Paris, 14 février 2000, p.22

À Grenoble, l'exposition Micropolitiques rassemble une trentaine d'artistes (de Joseph Beuys, André Cadére, Jacques Villeglé ou Kendell Geers à Régine Kolle, Philippe Meste, Tobias Rehbeerger, Sylvie Blocher) dont les travaux, quelles que soient les différentes formes d'expression empruntées, engagent une réflexion sur le politique à un niveau social fragmentaire ou moléculaire. À la différence des artistes engagés, au sens sartrien du terme, c'est-à-dire qui soutiennent et médiatisent une théorie ou une analyse politique, les créateurs présentés par Paul Ardenne et Christine Macel, commissaires de l'exposition, sont avant tout soucieux d'établir un contact avec le monde dans lequel ils vivent et se tiennent à distance des slogans et des injonctions partisanes.

Plutôt que de refaire le monde ou de dispenser la vérité, ils adoptent une position modeste mais réaliste. Signe des temps, prudence méthodologique? Tous ces artistes dessinent une nouvelle vision du politique, davantage pigmentée de microconsciences que de macrothéories, «renouant ainsi de manière tardive mais judicieuse avec le sens étymologique du mot politique : ce qui a commerce avec la cité, son fonctionnement, son être collectif : «la politique est avant tout l'effet d'un échange ici et maintenant, d'une rencontre vécue à l'échelle humaine.»(1)

Ainsi, Gordon Matta-Clark, avec Food, son restaurant - lieu de rencontres et d'échanges par lequel transitent trois cents artistes de 1971 à 1973 ou Joël Hubaut, artiste mixmédia, avec son Burô orange pour l'agence Clom (contre l'ordre moral) Trok Orange, sorte de dépôt-vente à la thématique chromatique, constitué d'objets de couleur unique, apportés par des inconnus sur propositions de l'artiste. Ce qu'il interroge, c'est la fascination des hommes pour l'harmonie excessive. Des hommes se capitonnant dans un monde uniforme soumis à la logique d'un point de vue unique. Trublion à ses heures, il s'est même pour l'occasion adjoint les services d'une strip-teaseuse genevoise un rien SM, fantasmatique vendeuse d'un magasin Imaginaire.

Les oeuvres présentées ne jugent pas. Elles expriment et permettent à l'autre de s'exprimer. Elles parient avec la mesure de leur positionnement. Ce que développe par exemple l'oeuvre de Jimmy Durham, Le bâton pour marquer le centre du monde à Reims. Là où je suis, là est le centre du monde. C'est à partir de l'individu, de la singularité que s'affirme l'idée d'une communauté, et c'est d'abord en lui que naît toute conscience politique.

L'art micopolitique se caractérise par une rhétorique esthétique diffuse et variée, et pulse à l'instar du geste aristotélicien, sa force dans le monde et non dans les grandes idées. Platon attendra. En ce sens, Dan Peterman explique que ses «oeuvres trouvent leur origine depuis des années dans (son) observation des systèmes liés au fleuve de déchets qui est inévitablement produit par la société capitaliste, centrée sur la consommation. C'est là une recherche tout à la fois technologique, sociale, écologique, économique, sémiologique, politique: «La complexité à laquelle (il est) confronté l'accule souvent à tâtonner à la recherche de points de référence entre le global et le local notamment.»(2)

La diversité des points de vue possibles - il y a autant de politiques qu'il y a d'individus - est fortement affirmée par Florence Manlik. Son installation Monodope 2000 consiste en une pièce blanche dont la porte d'entrée est gardée. À l'intérieur, se trouve un lit blanc, et sur les murs le dessin d'une cuisine de restaurant en perspective fuyante. On y fait comme chez soi, sauf que dehors le public attend, sagement contenu par un gardien poli. À chacun de s'inventer un comportement, de créer la politique de son désir. Tout est permis, un gardien vous protège. Que ferez-vous de cette liberté ?

Héritier du grand art politique, enfant de la postmodernité, bâtard de la fin des grands récits politico-économiques, l'art micropolitique révèle la capacité de l'artiste à insérer de manière cohérente et circonstanciée sa propre production dans l'époque. Il n'y a plus de distinction entre le politique et l'artistique. «L'éthique et l'esthétique sont les deux faces de la même pièce», assure le plasticien Kendell Geers. Alors, en attendant les politiques, place aux créateurs.

Cyrille Poy

(1) Paul Ardenne et Christine Macel, catalogue de l'exposition. (2) Dan Peterman, idem.