Micropolitiques

 
«Micropolitiques»
Parachute, Montréal, juillet-août-sept. 2000, p.44 à 46

À l'heure où la question de l'engagement revient en force en France, à travers notamment le modèle (le mythe) sartrien, l'exposition «Micropolitiques» agit comme un subtil contrepoint à ce déploiement massif de bonne conscience intellectuelle. Sous le parrainage spirituel de Deleuze et Guattari, l'exposition repose sur un des postulats de Mille plateaux : «Quand la machine devient planétaire ou cosmique, les agencements ont de plus en plus tendance à se miniaturiser, à devenir de micro-agencements». En conséquence, il s'agit moins ici de considérer ce qu'il est convenu d'appeler «l'art politique» -un art dont la portée serait à peser dans sa liaison avec autre chose que lui-même-, que de se pencher sur diverses pratiques qui depuis la fin des années 1960 se détournent de l'assujettissement -l'artiste militant, combattant au service d'une cause déterminée- et dont la dimension politique serait à trouver davantage dans les dispositifs, dans les moyens, dans les formes mêmes de la création.

Ce conflit entre des formes d'art lourd, quasi pléonastiques et des oeuvres dont le caractère s'avère politique malgré une indifférence à toute fin concrète n'est pas nouveau. Dès 1935, dans Position politique du surréalisme, Breton récusait l'authenticité d'oeuvres ouvertement engagées (pour dénoncer des guerres, des répressions ou au contraire se mettre au service d'une exaltation révolutionnaire) : «L'oeuvre d'art, sous peine de cesser d'être elle-même, doit demeurer déliée de toute espèce de but pratique.» Et Breton d'opposer par exemple David, peintre officiel de la révolution, à un Courbet ou un Rimbaud dont les oeuvres eurent un rayonnement politique considérable (par leur liberté, leur capacité d'interprétation du monde, leur détachement par rapport aux déterminismes de leur temps), malgré l'absence de tout signe marquant leur engagement profond, pour la Commune de Paris notamment.

À l'opposé de l'exposition «Face à l'histoire» qui faisait état de la mobilisation et de la politisation des artistes face à la multiplication des conflits dans le monde, «Micropolitiques» invite donc à considérer un art «désenveloppé», sans plus de groupes, de manifestes que de futurs rêvés. Il ne s'agit pas ici d'édifier un monde, mais d'y participer, à sa mesure, en créant du politique sur des terrains incertains et mouvants, davantage qu'en suivant des lignes déterminées par avance. Autant de micropolitiques que d'individus, donc ? Par la variété des propositions, l'exposition répond à cette question par l'affirmative. Kendel Geers inaugure magistralement l'espace en perçant sauvagement un des murs à l'entrée (Title Withheld (R.I.P.) ). «L'art est l'incarnation la plus pure de l'idéologie, c'est une des formes les plus pures de la politique dans n'importe quelle société (...) L'éthique et l'esthétique sont les deux faces de la même pièce» écrit-il en substance dans le catalogue. Tel est aussi bien le parti pris général de l'exposition : se tenir sur un fil entre le réel et la symbolisation. Jimmie Durham monte ainsi son Arc de Triomphe individuel, Uri Tzaig invente des jeux d'équipe sans règles (?), Simon Starling fabrique un vélo avec les matériaux d'une chaise et vice-versa (Work made-ready for Kunsthalle Bern), Philippe Meste se monte un arsenal aussi dangereux que fictionnel (Gunpower et Bagpower), Carsten Höller organise de toute pièce une manifestation (Kinder demonstrieren für die Zukunft). Si les occurrences sont extrêmement variées, l'intérêt de cette exposition est de montrer que nombre d'artistes n'ont pas déserté la polis. La plupart d'entre eux sont en effet très conscients de l'enjeu (micro)politique de leur travail, ce que montrent leurs propos réunis à la fin du catalogue. «La création est pour moi un acte de citoyenneté» écrit par exemple Marc Boucherot ; l'objet d'art est un «outil à réflexion, à éducation, à provocation, à insurrection, participant au développement d'une conscience collective». «Dès qu'un individu s'exprime publiquement, on peut dire que son action est politique, c'est à partir du moment où une oeuvre interroge publiquement le vivre en commun des hommes que l'on peut la qualifier de politique» ajoute Franck Scurti. On l'aura compris, «Micropolitiques» décevra tous ceux qui entendaient se mettre du bon pain idéologique dans la bouche. Exit les Wodiczko, les Horta, les Haacke, les Gerz et autres agitateurs de bonnes consciences à la recherche de nourriture pré-mâchée. Même Joseph Beuys, artiste politique par excellence est ici montré sous un jour inattendu : une bande sonore diffuse la voix de l'artiste beuglant une chanson traditionnelle allemande tronquée : «Sonne start Reagen» («Le soleil plutôt que la pluie») devient «Sonne start Reagan» («Le soleil plutôt que Reagan»)... Même David Medalla, artiste révolutionnaire radical en son temps, monte ici une performance plutôt bon enfant où on le voit se marier avec Adam Nankervis, et faire des spectateurs les invités de la noce (The Marriage of Likeness). On est donc bien loin des slogans, des revendications et de l'agressivité qui caractérisaient l'art politique des avant-gardes. «L'art micropolitique, c'est l'art des modernes enfin conscient que toute mise en situation est transitoire et ne commande qu'un avenir lui aussi transitoire» écrit Paul Ardenne, co-commissaire de l'exposition avec Christine Macel. Les affiches de Villéglé, doyen de l'exposition, sont à cette aune exemplaires : il s'agit de retirer plutôt que d'ajouter, de faire état des oppositions et des luttes plutôt que d'occuper une position stratégiquement définie.

D'aucuns pourront reprocher à cette exposition de n'être pas assez politique (voire de ne pas l'être du tout). Pas de prise de position radicale en effet, peu d'oeuvres à impact du type Barbara Kruger ou Jenny Holzer, peu d'allégeance aux combats identifiés. Si l'on ajoute à cela un parti pris esthétique assumé car en effet, c'est aussi une très belle exposition - et une volonté ferme de ne pas souscrire entièrement au réel, de conserver l'aura certaine de la symbolisation, l'exposition «Micropolitiques» est certes problématique. Exposition «bourgeoise» diront certains n'y trouvant pas la moindre trace de ce qui reste pourtant d'actualité : les combats ne sont pas tous aujourd'hui frappés de vanité, une marge de manoeuvre subsiste ; la liberté doit se conquérir par des luttes quotidiennes ; le citoyen, l'artiste, ne sont pas complètement dépossédés de leurs moyens d'action. D'ailleurs, on s'étonne presque de trouver dans l'exposition le site créé par Name Diffusion, Cartographes sans lieu, consacré aux Sans-Papiers. Si ce type de critique n'est pas entièrement injustifié, il n'en reste pas moins vrai que la part d'activisme dans l'art s'avère aujourd'hui parfois litigieuse. Le fait de rendre visible, de donner à voir (des injustices, des problèmes sociaux) par la création artistique est certes un engagement politique honorable, mais un engagement qui a toutes les chances de ne pas atteindre ses objectifs. L'artiste activiste prêche en effet dans une paroisse déjà fortement sensibilisée et généralement acquise à ses principes; les victimes, elles, n'ont rien à tirer de ces actions qui restent cantonnées au milieu de l'art. Il s'agit aujourd'hui d'accepter et d'assumer le fait que l'art n'a plus de poids, qu'il n'est plus le maillon social qu'il a pu être par le passé, que le champ symbolique est mineur ; or souvent, les positions nostalgiques ne servent qu'à alimenter un système qui a besoin de grain à moudre pour asseoir une légitimité de plus en plus défaillante, et là commence l'indécence. «Micropolitiques», on l'aura compris, propose tout le contraire de cette indécence.

Elisabeth Wetterwald