Alighiero e Boetti


 

"Alighiero Boetti : « En alternant de 1 à 100 et vice versa », « De bouche à oreille »" (extrait)
Art Presence, Pléneuf-val-André, novembre/décembre 1993, p32-34

Alighiero Boetti vit et travaille depuis 20 ans à Rome. Ses débuts dans sa ville natale, Turin, coïncident avec la naissance de l'Arte Povera, dont lui-même apparaît incontestablement aujourd'hui, l'un des maîtres fondateurs. En effet dès 1966, sa production est foisonnante, non seulement d'oeuvres proprement dites, mais de nouveaux ferments intellectuels et de nouveaux comportements artistiques, valables pour lui-même et pour d'autres. Cette énergie personnelle et cette capacité révélatrice du talent d'autrui lui ont valu très vite un indéniable ascendant sur d'autres artistes à peine plus jeunes que lui, et aujourd'hui une influence féconde sur beaucoup de jeunes qui voient en sa pratique une référence vitale.
L'expérience strictement Arte Povera de Boetti a été très brève. Son espace expressif s'est vite concentré sur la surface plane (avant tout, la feuille de papier), sur laquelle il a transcrit et développé jusqu'à épuisement de tout leur potentiel, différents "processus mentaux visualisés" (selon le titre de la très pertinente collective de Lucerne qui en 1970 marqua les débuts de l'Art Conceptuel).

Les deux oeuvres maîtresses présentées au Magasin représentent, dans une maturité parfaitement dominée, le couronnement de ce processus. Il s'agit dans les deux cas d'une véritable "mise en scène", convergence opérative au sens plus cinématographique qu'orchestral du terme, comme le souligne Boetti lui-même : le chef d'orchestre, dit-il, ne domine de sa main qu'un groupe homogène de musiciens, le cinéaste, lui, tous les corps de métier des techniciens.
Pour réaliser En alternant de 1 à 100, Boetti a fait appel aux lieux mêmes de l'apprentissage de la création.
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De bouche à oreille est une autre oeuvre chorale de Boetti, centrée sur le mécanisme d'une élaboration collective, étalée dans le temps et dans l'espace. Les partenaires ici sont les postiers de France, la Poste. Cette oeuvre postale, de dimensions spectaculaires, a été réalisée expressément pour l'exposition au Magasin. Elle sera exposée en 1994 à Paris, au Musée de la Poste qui lui consacrera une publication.
De bouche à oreille fonctionne selon une progression numérique, une suite mathématique de carrés : 1 timbre sur 1 enveloppe, 4 timbres sur 4 enveloppes (2 x 2), puis 9 (3 x 3), jusqu'à 121 (11 x 11), soit un total de 506 enveloppes et 39976 timbres ! Le système choisi constitue un envahissement progressif de l'espace : espace du timbre sur l'enveloppe, espace-trajet parcouru par la lettre (qui contient toujours un dessin, secret), enfin espace du lieu d'exposition où seront mises à plat et en ordre toutes les enveloppes, ainsi que les dessins finalement révélés. La progression numérique est en outre modulée sur la permutation : par exemple, les 4 timbres (évidemment différents entre eux) permettent 4 permutations possibles, une sur chacune des 4 enveloppes, etc....
Cette oeuvre est un immense carnet de voyage dont les dates et la scansion seront mémorisées grâce à chaque tampon postal, ainsi que les lieux de départ qui constitueront tout un parcours géographique aboutissant toujours au Centre National d'Art Contemporain de Grenoble - le Magasin.
Enfin, comme toute création boettienne, l'oeuvre postale joue entre la nécessité logique d'un système et les risques du hasard : avec le jeu aléatoire de l'oblitération, un tampon publicitaire, l'annotation manuscrite du facteur ou l'averse qui risque de diluer l'encre ou décoller un timbre...
Depuis ces temps héroïques, tous les processus et rythmes mentaux, musicaux, mathématiques, cosmiques et autres, que Boetti a ainsi "mis à plat", sont étonnamment variés. Cette variété concerne les mécanismes conceptuels mais tout autant le support matériel, ou corps de l'oeuvre.
Signalons quelques étapes exemplaires : en 1969 Cimento dell'armonia e dell'invenzione (titre vivaldien) affronte en noir et blanc sur papier quadrillé le développement de systèmes logiques simples, jusqu'à leur conséquence extrême et surprenante; en 1972 Mettere al mondo il mondo explore le potentiel d'extension colorée du stylo à bille bleu standard, et un nouvel alphabet; avec les broderies Ordine Disordine, 1971, Boetti étend à la souplesse du tissu et du fil le champ de ses aventures entre signe, sens et sensualité de l'art; il renforce également un autre aspect de sa méthode; la collaboration entre celui qui conçoit le projet et d'autres personnes qui, chargées de réaliser l'objet, en marquent le destin concret et font oeuvre commune avec l'artiste.

Thierry Brunet