Alighiero e Boetti


 

"Richesse de l'art pauvre"
Le Figaro, Paris, 22 Février 1994

Alighiero e Boetti est exposé en beauté au « Magasin », avec un ensemble de kilims aux dessins élémentaires mais extraordinairement variés.

Avec ses vitres bleutées, ses lampes qui pendent au bout de longs fils électriques et ses kilims au sol, l'espace du « Magasin », à Grenoble, ressemble à une mosquée. Une mosquée étrange où les tapis sont alignés au lieu d'être empilés en désordre. Ces kilims ainsi disposés constituent l'une des dernières oeuvres d'Alighiero e Boetti, 54 ans, qui signe là l'une de ses plus belles réalisations récentes.
Cet ensemble impressionnant de tapis a été dessiné par des étudiants des Beaux-Arts de Grenoble, réalisé par des artisans afghans et pakistanais, l'artiste fournissant la méthode et dirigeant l'entreprise. On le comparera au metteur en scène de cinéma captant l'énergie, les compétences de tous ceux qui concourent à réaliser une œuvre sous la direction attentive et ouverte d'un auteur : le réalisateur.
Boetti s'est souvent comporté comme cela, confiant volontiers la réalisation matérielle des œuvres qu'il expose à des liciers ou à des brodeurs, notamment afghans.
L'intéresse d'abord la constance dans la qualité, indépendamment du fétichisme attaché au travail de « la main de l'artiste ».
Noirs et blancs, les dessins des kilims se fondent sur une alternance paritaire de petits carrés bicolores inscrits dans une grille de cent cases. Règles reprenant celles que l'artiste utilisa pour une oeuvre plus ancienne intitulée « Alternando da uno a cento e vice-versa ». La géométrie et l'arithmétique sont convoquées là, avec leur potentiel de magie proche des fascinantes dérives pythagoriciennes. N'est-elle pas pythagoricienne, en effet, l'exclamation de Boetti qui lui fit dire, il y a une dizaine d'années, que les nombres étaient l'unique et véritable réalité ?
Faut-il aussi en appeler à Lucrèce et à son « De la nature » ? « Les mêmes atomes qui forment le ciel, la mer, la terre, les fleuves, le soleil, forment aussi les récoltes, les arbres, les êtres vivants; mais les mélanges, l'ordre combinatoire entre eux, l'ensemble de leurs mouvements diffèrent selon les cas. En chaque point de mes vers, tu trouveras beaucoup de lettres en commun à beaucoup de mots et cependant tu dois admettre que vers et mots diffèrent entre eux et par le sens et par le son : car tel est le pouvoir des lettres, par la seule permutation de leur ordre. »
On remarquera également que le kilim est le tapis le plus simple qui soit, le plus léger et le plus pauvre, que la combinatoire proposée est élémentaire. Ne convient-il pas alors de se souvenir que Boetti est l'un des créateurs de l'« arte povera », ce mouvement essentiellement italien apparu à la fin des années 60 et qui éleva la banalité, l'insignifiant au rang des beaux-arts ? Le cinéma, le théâtre, les arts visuels ne visaient alors qu'à constater et enregistrer l'univocité du réel. Ils éliminaient de la recherche tout ce qui pouvait ressembler à la réflexion, et la représentation mimique.
Lors de l'exposition historique organisée par Germano Celant à la galerie Le Bertersca, à Gênes, Boetti avait présenté deux plaques de fonte peinte en rouge avec de la peinture industrielle et intitulée du nom de cette peinture (Rosso Guzzi 001305 et Rosso Gilera 001232). Il avait également empilé des assiettes en carton, intitulant l'oeuvre « Colonne ». Ensuite, il voyagea au Guatemala, en
Afghanistan où il fit réaliser des broderies par des artisans, tentant d'établir un lien entre l'art et l'artisanat. Sans raffiner, sans esthétiser, Boetti a poursuivi dans la même voie jusqu'à nous proposer l'installation d'aujourd'hui, subtile et forte, étonnante de beauté. La simplicité, la « pauvreté » à l'italienne ont des splendeurs qu'on n'en finit pas de découvrir et d'admirer.

Michel Nuridsany