Alighiero e Boetti
"Des cases et des hommes"
Le Monde Rhône-Alpes, Paris, 8 janvier 1994
L'engagement
humaniste d'Alighiero Boetti ne consiste pas en discours et manifestes.
Il ne dénonce pas les égoïsmes,
ne stigmatise pas la barbarie. Pourtant, cet Italien de cinquante-trois
ans - né à Turin où il
a participé aux débuts de l'Arte povera, installé à Rome
depuis une vingtaine d'années -, fait partie des artistes qui travaillent à la
remise en ordre du monde. A distance, comme ces moines penchés sur d'anciens
manuscrits pour y déchiffrer les formules d'une universelle harmonie.
Et aussi «dans le siècle» à la façon des anthropologues éclairés
qui ouvrent des routes entre les civilisations.
Cette action artistique s'illustre dans les cinquante kilims constituant l'oeuvre
maîtresse exposée au Magasin: «En alternant de 1 à 100
et vice-versa». Un visiteur pressé pourrait n'apercevoir là que
cinquante tapis presque ordinaires, faits de cent carrés déclinant
des variations géométriques en noir et blanc. Pour les voir vraiment,
il faut les considérer comme l'aboutissement d'une histoire partagée
par des artistes et médiateurs européens (critiques, conservateurs
de musées, étudiants de trente écoles d'art françaises)
et une communauté de tisserands afghans de Peshawar, au Pakistan.
Aux premiers, Boetti a demandé de noircir les cases de cent grilles
en respectant la progression «de 1 à 100». Il a
assemblé ces dessins dans son atelier romain et les tisserands les ont
transformés en kilims, à raison de plusieurs mois de travail
sur chaque carton. Le résultat peut évidemment être apprécié d'un
point de vue esthétique, chacun d'eux exprimant une sensibilité ou
une fantaisie particulière.
Certains «auteurs» ont misé sur le hasard, d'autres ont
tiré partie de la règle imposée pour élaborer des
signes repérables, lettres ou idéogrammes. L'ensemble parcourt
un long chemin de l'invention de l'écriture à la peinture abstraite,
de l'expression informelle à l'élaboration de symboles, jusqu'au
chef-d'oeuvre réalisé par l'école d'art de Nantes: une
sorte de mandala carré où s'enroulent des spirales.
Au-delà de l' intérêt visuel des tapis, de la méditation
sur les rythmes et les nombres qu'ils peuvent susciter, l'ensemble témoigne
d'une rencontre d'esprits et de mains par-delà les frontières
politiques, sociales, religieuses, sexuelles. «En alternant de 1 à 100» désigne
ainsi une possible dimension humanitaire de l'art conceptuel. Les cinquante
tapis rendent sensible le beau mythe anti-babélien de l'art postmoderne.
Boetti a composé une harmonieuse symphonie à partir de notes
habituellement discordantes. Il atteint le même résultat (comme
on peut le voir dans le catalogue de l'exposition) en confrontant des alphabets
et des textes de toutes les civilisations.
Les télégrammes et le destin
Une autre oeuvre monumentale, également réalisée pour
l'exposition du Magasin, est faite d'enveloppes timbrées expédiées à Grenoble à partir
de différentes villes de France. Depuis plus de vingt ans, Boetti est
sensible à la beauté des timbres dès lors qu'ils deviennent éléments
d'une combinatoire de couleurs. Ses ensembles d'enveloppes jouent sur des progressions
numériques, comme les grilles des tapis. Leur forte présence
plastique détourne presque l'attention des «courriers» qui
les accompagnent: des pages d'un journal intime illustré où s'exprime
librement la fantaisie créatrice de leur auteur.
Entre contenant et contenu, l'artiste italien opère ce va-et-vient qui
lui est cher (comme à son compatriote Umberto Eco) entre intuition et
organisation, cerveau «sauvage» et cerveau «civilisé» -
va-et-vient inscrit dans la conjonction «e» qu'il glisse entre
son prénom et son nom (Alighiero e Boetti).
Des autres pièces exposées, la plus troublante est sans doute
cette succession de télégrammes adressés par Boetti depuis
un jour de mai 1971 - en doublant chaque fois le nombre de jours qui sépare
les envois. En vingt-deux ans, jusqu'en 1993, treize télégrammes
ont été envoyés, ils sont présentés bout à bout,
matérialisant le rapport entre un «pur» concept, une forme
esthétique sur un mur, et l'écoulement d'une vie. Malade, l'artiste
italien a dessiné un cadre blanc pour le prochain télégramme,
qui devrait être posté dans vingt-quatre ans. Après les
grilles soumises aux professionnels de l'art, il propose une ultime case vide
au destin.
Bernadette Bost