Alighiero e Boetti
"Boetti remis sur le tapis"
Libération, Paris, 18 janvier 1994
A Grenoble, 50 tapis composent une oeuvre communautaire dessinée
par 50 artistes et réalisée par des tisseurs du Peshawar, selon
la règle énoncée par l'italien Alighiero Boetti.
Grenoble, envoyée spéciale
Chez Boetti, une démarche démoniaque, quasi obsessionnelle, parcourt
depuis presque trente ans chacun de ses travaux. En partant d'un système
logique, l'artiste met au point une règle du jeu stricte qu'il suit
jusqu'à épuisement des contraintes fixées au départ,
tout en espérant qu'une part de hasard viendra finalement perturber
l'ordre imposé. Depuis l'époque de l'Arte Povera (dont
il fut un fondateur dans les années 60), il met en chantier une sorte
de comptabilité expérimentale ou plutôt un «comptage» forcené (établi
au plus près des chiffres, des mots, des attitudes) qui va se développer
en engageant différentes perceptions des rapports au temps et à son
usure, à l'espace et à sa distance, pour finalement achopper
sur l'art via l'artisanat et réviser le statut du travail artistique.
Un petit échantillon de ses travaux précédents indique
cette disposition au «comptage». Dans les années 70, cette
notion de distance s'établit sur un registre planétaire. Après
avoir correspondu avec divers établissements géographiques, il
va dresser un état de lieux des Mille Fleuves les plus longs du
monde. Inscrits dans un livre de mille pages, ce listing se transformera
en broderies exécutées de façon artisanale (au Pakistan
et en Afghanistan), reprenant à son compte l'ancienneté et la
pérennité du mélange des cultures. Quant à la notion
du temps, on la trouve dans cette tâche, tout à fait laborieuse,
qui consiste à reprendre, en 1984, les couvertures des magazines d'actualité en
les redessinant au crayon. Cette fois, l'événement très
temporel qui leur était attaché va se dissoudre dans le travail
de copiste en donnant une lecture différée. On trouve aussi une
pièce à la fois humoristique et philosophique, dont la systématique
s'appuie sur une idée temporelle assez frustrante. Il s'agit d'une Lampe
annuelle, de 1966, qui s'éclaire à l'improviste une seule
fois par an et pendant onze secondes.
Beaucoup de combinatoires utilisant l'alphabet ont préoccupé.
Boetti, toujours signalé comme l'artiste de la «dualité», à commencer
par son propre nom qu'il décide de séparer en deux en ajoutant
un «e» (ou «et» en français) entre
prénom et patronyme, comme pour scinder son personnage en jumeaux et
ses actions en deux pôles distincts. On s'aperçoit ainsi, par
le hasard de sa parenté, qu'une chaîne presque mathématique
s'énonce entre A et B, comme pour former le départ initiatique
d'une suite algébrique, qu'il ne se prive pas d'utiliser dans de nombreuses
tentatives - notamment quand il énonce «A comme Alighiero (ou
B comme Boetti) dans diverses langues post-babéliennes».
Toute sa recherche pourrait se résumer en une sorte de renvoi permanent,
comme dans une de ses premières pièces, datée de 1966,
intitulée Ping-Pong. Cette notion d'aller-retour, de renvoi
de balles se retrouve dans une performance, Oggi è venerdi 27 marzo
1970, quand l'artiste se décide à faire fonctionner ses
deux mains en fragilisant l'idée de symétrie motrice entre droite
et gauche: une main écrivant vers le nord, l'autre vers le sud. Entre
maîtrise et maladresse, belle métaphore d'une impossible unicité.
Des trois installations présentées - outre un exercice très élaboré de
progression numérique basé sur d'infernaux envois postaux, et
une expérience lettriste de broderie - se dégage une facette éminemment
chaleureuse de ses investigations: celle qui l'engage dans une dimension communautaire.
L'idée était en germe dès 1965 quand il déclarait à Turin: «Je
pensais créer des situations qui engageaient le milieu et les habitants»,
ou quand il parlait du «besoin de conditionner les personnes, de
les placer dans une situation, de faire même en sorte qu'ils s'amusent»,
ajoutant avec malice: «C'est typiquement théâtral.»
Pas d'accrochage au mur. Cinquante tapis presque identiques sont posés
par terre. Même taille, même double bordure d'encadrement, mêmes
coloris intérieurs noir et blanc, même principe de géométrie
au carré. Et pourtant, c'est comme si les motifs se brouillaient, surtout
quand vient le crépuscule, à l'heure où les faibles lampes
suspendues par un pauvre fil aux cintres de l'édifice répandent
l'atmosphère austère et silencieuse d'une imaginaire mosquée.
Atmosphère surprenante où l'idée de réhabilitation
converge entre culture et artisanat ancestral, puisque chaque ouvrage a été exécuté sur
de grands métiers verticaux par ceux qui tissent habituellement les
kilims, à Peshawar.
C'est en amont des tapis qu'intervient déjà l'effet d'oeuvre
communautaire. Selon un principe de comptage progressif, Boetti a donné à 30 écoles
d'art et à 20 professionnels de l'art des livres blancs contenant cent
cartons quadrillés à remplir au feutre noir. Avec pour règle
de crayonner les cases, sur le mode d'une grille de mots croisés, en
commençant par un carré noir, puis deux, puis trois, jusqu'au
dernier carton, le centième, où apparaîtra un seul carré blanc.
Ce sont les cent dessins ainsi formés au fil des pages cartonnées
qui composent l'intérieur quadrillé du tapis. Tandis que les
cinquante tapis, issus d'une règle absolument contraignante, laisseront
apparaître une immense gratuité graphique ou comportementale des
dessinateurs occasionnels. Cette fois encore, on retrouve ce principe programmatique,
qui est la marque de Boetti, oscillant entre contrôle et débordement.
Avec ce travail intitulé En alternant de 1 à 100 et vice
versa, on mesure l'implication de ces multiples acteurs (ceux qui dessinent
au hasard mais sous la contrainte, ceux qui tissent fidèlement mais
avec l'exigence rigoureuse d'une technique d'autrefois liée à un
savoir enchaîné à un devenir religieux et ceux qui coordonnent
ce projet), tandis que l'artiste, mis à l'écart, aperçu
comme l'énonciateur de la règle, apparaît comme le signataire
(multiple) d'un processus.
Pascaline Cuvelier