Alighiero e Boetti


 

"Les kilims d'Alighiero e Boetti"
Beaux-Arts Magazine, Paris, février 1994

«En alternant de 1 à 100 et vice-versa» : l'idée d'un système de progression arithmétique comme postulat de base d'un développement artistique n'est pas nouvelle chez Alighiero e Boetti, puisqu'en 1977 déjà une de ses oeuvres portait ce titre. Mais cette fois, l'artiste l'a amplifiée et conjuguée à d'autres aspects non moins caractéristiques de sa pratique : le rôle important dévolu au hasard et l'implication d'intervenants aux différents degrés de réalisation de l'oeuvre. La «règle du jeu» à laquelle se sont prêtés 50 «partenaires» (30 écoles d'art françaises et 20 professionnels de l'art) consistait à remplir, chacun, 100 grilles de 100 carrés, en progressant de la façon suivante: 1 carré noir pour 99 carrés blancs, 2 blancs pour 98 noirs, et ainsi de suite jusqu'à 99 noirs pour 1 blanc. Les amateurs de jeux et les musiciens le savent bien, les règles peuvent être le meilleur tremplin de l'imagination et de la créativité. Les 50 «jeux» ainsi obtenus, qui sont des variations, souvent surprenantes, éclatées ou harmonieuses, sur un seul thème, ont ensuite été envoyés à des tisserands pakistanais qui ont transposé ces «patrons» en autant de kilims. Depuis 1973, Boetti a souvent utilisé les techniques traditionnelles de la broderie et de la tapisserie, confiant la réalisation des oeuvres à des artisans afghans, puis pakistanais.

Les kilims ne sont que l'étape finale d'une vaste opération dont Boetti est le maître d'oeuvre


Les 50 kilims sont parvenus au Magasin de Grenoble où ils sont déployés au sol, comme une immense et complexe partition dont le spectateur a tout loisir d'inventorier les richesses. Car «En alternant de 1 à 100 et vice-versa» est une somme de créativités turbulantes, individuelles ou collectives, de traditions artisanales extra-européennes imprégnées de culture, de pensée, de mémoire; une somme de gestes, de connaissances, de libertés et de bonheurs dont Boetti est l'instigateur et le maître d'oeuvre.
A cette oeuvre «chorale», antimonument grandiose, répond une autre création : De bouche à oreille, expressément conçue pour l'exposition du Magasin, fondée elle aussi sur l'élaboration collective et sur un système de progression numérique, a été réalisée avec la collaboration de la Poste et des postiers français. Des enveloppes ont été envoyées à Grenoble, depuis différentes villes, selon la règle suivante: 1 timbre pour 1 enveloppe, 4 timbres pour 4 enveloppes, et ainsi jusqu'à 121 timbres pour 121 enveloppes, chaque envoi contenant un dessin secret. Le tout, mis à plat et présenté au mur, forme une suite dont l'impact immédiat est lié à l'effet d'amplification vertigineuse et dont la richesse tient à la multiplicité des niveaux de lectures: jeux de permutations des timbres aux couleurs différentes, graphisme à la fois systématique et aléatoire du tampon, dates et lieux d'expédition, caractère des dessins révélés, dont certains renvoient à des événements d'actualité, etc. Ici encore, l'écheveau des possibles est tissé par de multiples mains au fil de la nécessité d'une règle et des hasards qu'elle draine.

Manuel Jover