Alighiero e Boetti


 

"Alighiero Boetti"
La Lettre, Grenoble Culture, n° 29, novembre - décembre 1993

L'artiste et ses doubles
Né en 1940 à Turin, autodidacte, Alighiero Boetti se fait connaître en 1967 comme l'un des protagonistes de l'Arte povera (appellation empruntée au Living Theater), un des mouvements les plus puissants de l'après-guerre dont il participe à l'exposition fondatrice organisée par Germano Celant, critique et historien d'art, à la galerie La Bertesca de Gênes. Il y présente Rosso Guzzi 001305 et Rosso Gilera 001232, deux plaques de fonte peintes en rouge portant le nom de la peinture industrielle utilisée. Par la suite, il réalise des sculptures telles Colonne (1968) constituée d'un empilement d'assiettes en carton. Boetti qualifie lui-même, ironiquement, ces pièces fondatrices de "best-sellers". Au delà de l'apparente simplicité, de l'évidence des signes ou motifs employés, son oeuvre reste inclassable, complexe par la diversité des formulations utilisées et, malgré un parti-pris de neutralité, provoque une certaine émotion. Dès 1968, la question du double et de la dualité en général est présente tout d'abord quand il associe son nom à son prénom par la conjonction de coordination "e", puis avec des performances comme Oggi è venerdi 27 marzo 1970 pendant laquelle "la main gauche écrit vers le sud ce que la main droite écrit vers le nord, opposant en cascade la gauche -le sud et la maladresse à un nord droitier et maître de lui" (extr. L'Arte povera, Didier Semin, coll. jalons du MNAM / centre Georges Pompidou). Cette dualité, Boetti la radicalise jusqu'à la perte de sa propre identité : les envois postaux qu'il effectue alors portent la marque d'interventions anonymes et rendent compte des hasards de leur pérégrination. Dans les années soixante-dix, il se rapproche du mouvement conceptuel après une correspondance de plusieurs années avec divers instituts géographiques nationaux, il établit une liste des Mille fleuves les plus longs du monde qu'il répertorie dans un livre de mille pages et dont il fait exécuter différentes broderies portant le même titre. Après plusieurs voyages en Afghanistan et au Pakistan, il fait alors réaliser ces oeuvres par des artisans selon les procédés ancestraux. Il conçoit également sur le même mode Map, des cartes du monde aux contours éclatés. Ces oeuvres associant éclatement des mots, combinaisons de lettres et ordonnance des couleurs, doivent être lues, au-delà de leur référence à une technique décorative traditionnelle, comme un ensemble de signes et de métaphores. Autre preuve de la grande diversité des créations de l'artiste, la collection des 576 reproductions au crayon, de couvertures de magazines internationaux réalisées de façon systématique de 1984 à 1990 (quatre fois douze oeuvres par année), présentée lors de la deuxième biennale d'Art contemporain de Lyon en septembre dernier.

Oeuvres nomades
Avec En alternant de 1 à 100 et vice versa et De bouche à oreille, spécialement réalisées pour le Magasin et présentées lors de cette exposition, Boetti poursuit deux axes essentiels de son travail qui à certains égards, se recoupent : la collaboration avec des artisans de pays extraeuropéens, des étudiants, des agents postaux... et la place fondamentale laissée au hasard. En alternant de 1 à 100 et vice versa a fait appel pendant plus d'une année à la participation de trente écoles d'art françaises (élèves et enseignants) et de vingt professionnels de l'art, une expérience unique de réunion de lieux d'apprentissage de la créativité autour d'une oeuvre commune. La règle du jeu : l'intervention aléatoire de plusieurs personnes -ou d'une seule- sur 100 cartons imprimés d'une grille de 100 carrés à remplir progressivement, et en toute liberté, d' 1 carré noir pour 99 blancs, 2 noirs pour 98 blancs... jusqu'à 99 noirs pour 1 blanc. L'artiste intervient ensuite pour les réunir en 50 planches de 2 mètres sur 2, qui servent de patrons à 50 tissages ou kilims, réalisés par des artisans pakistanais. Jonchant le sol, ces tapis, loin d'être un simple objet d'ameublement, revêtent dans l'espace de la Rue leur dimension sacrée (tapis de prière) et évoquent la sphère intime de la maison orientale. Quant à De bouche à oreille, oeuvre réalisée avec La Poste (musée et ministère), elle fonctionne selon une suite numérique de carrés superposant timbres, enveloppes et interventions humaines.
Envoyées depuis près d'un an selon un rythme précis au Magasin, ces enveloppes oblitérées constituent en quelque sorte un "carnet de voyage". Par ailleurs, entre le timbre (rectangulaire) et le tampon de la poste (rond) se crée, engendré par la main du postier, un jeu aléatoire de formes de rectangles et de cercles auquel peuvent s'ajouter d'éventuelles publicités locales. L'on pourrait conclure avec Patrick Javault, "les images, comme les techniques lient Boetti à d'autres cultures. Elles sont à la fois les plus anonymes et les plus universelles. L'artiste est là, entre autres choses, pour favoriser leur circulation, et si ces fragments de mythologies collectives s'imposaient auprès du public comme une mythologie, cela relèverait certainement du malentendu". (ln Art Press n° 98 déc. 1985).