Alighiero e Boetti


 

"Hommage à Alighiero e Boetti"
Le Dauphiné Libéré, Grenoble, lundi 7 février 1994

C'est toute une vie, une quête foisonnante de création effrénée que Le Magasin présente à travers quatre expositions.

Bien au-delà des querelles d'écoles et de chapelles, Le C.N.A.C. rend hommage à un "monstre sacré" dépassant (très) largement le cadre de l'art conceptuel dans lequel il a su ne jamais se laisser complètement enfermer.
Bien évidemment, l'homme est italien, qui plus est né à Turin. De noble extraction, il semble incarner, dans la complexité de son raffinement somme toute assez simple, le bouillonnement intellectuel mythique de cette double capitale (royaume de Piémont-Sardaigne, royaume d'Italie), aujoud'hui "réduite" - mais n'est-ce pas pour elle une forme de "consécration" ultime ? - à jouer les têtes de pont ferroviaires rapides avec cette France dont elle a toujours été, par sympathie naturelle comme par filiation politique, un bastion sentimentalement avancé.
Un de ses ancêtres, Giovanni Battista Boetti (1743-1794), n'a-t-il pas militairement conquis, comme le rappelle si judicieusement Adelina von Fürstenberg, directrice du C.N.A.C., l'Arménie, le Kurdistan et, entres autres, la Géorgie "où il régna six années consécutives en souverain absolu" sous le nom de Sheikh Mansur ? Mais revenons à son non moins illustre descendant, Alighiero Boetti pour l'état civil, Alighiero e Boetti pour le monde des arts.

" La recherche de la connaissance "


"Sa" ville n'étant plus une capitale et (presque) plus personne ne sachant aujourd'hui qui fut Camillo
Benso, Alighiero e Boetti a donc, comme tous les grands artistes italiens dignes de ce nom... et de la
tradition, un pied à Rome, l'autre à Paris. Car le Piémontais, qui a tout essayé et, du même coup, conquis une reconnaissance artistique universelle, ne s'est pas contenté d'inscrire son nom au fronton du Panthéon des plus grands artistes de ce siècle.
Et de confier, avec l'art consommé d'une humilité d'autant plus effective que l'homme n'a plus grand-chose à prouver : "La connaissance, c'est la recherche de la connaissance". La profession de foi sibylline ouvre en effet bien des pistes, à l'intérieur et, surtout, au-delà de toutes les civilisations, de toutes les confessions et donc de toutes les cultures...
La démarche ne pouvait donc pas ne pas intéresser Le Magasin/ Centre national d'art contemporain de Grenoble, démarche dans laquelle Adelina von Fürstenberg vit de quoi initier, il y a presque trois ans, en collaboration avec le Musée d'art contemporain de Lyon, que dirige Thierry Raspail, plusieurs séries de travaux mettant à contribution vingt-neuf écoles des Beaux-Arts françaises dont les études étaient destinées à " subir " les hasards de l'exécution de tisseurs pakistanais.

Apôtre de la " transversalité "

Bref, avec " En alternant de 1 à 100 et vice versa " et " De bouche à oreille ", Alighiero e Boetti signe " deux oeuvres chorales, centrées sur le mécanisme d'une élaboration collective et étalées dans le temps comme dans l'espace " (sic).
En d'autres termes, le Piémontais définit la règle du jeu, une règle du jeu à la fois aussi extraordinairement simple que singulièrement contraignante, une règle du jeu, enfin, dont les applications artistiques et techniques induisent cependant une infinité de combinaisons où le "hasard", qu'il soit social ou technique, montre toute la place qui est vraiment la sienne.
Pour parler clair, de Rome au Pakistan en passant par tout ce que la République française peut aligner, au départ de Grenoble, d'écoles d'art patentées, ou tout simplement à travers tous les échelons de conception et d'exécution d'une société occidentale développée, la nôtre en l'occurrence, Alighiero
e Boetti décline à loisir la multiplicité universelle d'une expression donnée. Et c'est bien là qu'Alighiero e Boetti transcende cet art conceptuel, dans lequel il ne s'est d'ailleurs jamais laissé enfermer, comme il a jadis brièvement transcendé l' '' Arte povera ", bien avant que l'art conceptuel en question ne subisse, Outre-Atlantique, les premières attaques sérieuses - c'est-à-dire sérieusement
argumentées - dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'elles le malmènent quelque peu radicalement.
Quoi qu'il en soit et, surtout, quoi qu'il en advienne, Alighiero e Boetti a jeté sa kyrielle de "passerelles" à l'aune d'une telle humanité que son influence sur ses contemporains dépasse tous les étiquetages conventionnels.
Au-delà des cinquante kilims de trois mètres sur trois, qui constituent l'ossature de ce quadruple
hommage, et des dix dessins marouflés sur toile d' '' En alternant de 1 à 100 et vice versa ", des cent broderies sur toile (17 sur 17 cm) et du dessin (101 sur 280 cm) de " De bouche à oreille " où Alighiero e Boetti souligne à merveille sa propension comme sa faculté à remettre en cause l'essentiel de nos réflexes culturels de base, on nous permettra d'avouer notre faiblesse pour ce "Lavoro postale-Marianne 1.1.1993", réalisé en collaboration avec la Poste et le Musée de la poste (Paris) , à travers lequel l'artiste donne toute la dimension, on ne peut plus complexe d'une humanité on ne peut plus singulière...
Cette rencontre exceptionnelle entre Le Magasin/ Centre national d'art contemporain de Grenoble et l'oeuvre d'Alighiero e Boetti ressemble à s'y méprendre à un point d'orgue.

Philippe Gonnet