Mike Kelley
«Mike Kelley»
Art press, Paris, octobre 1999, p. 14-17
Mike Kelley présente à Grenoble ses deux nouveaux projets, deux
ensembles d'oeuvres d'échelle architecturale. Cette exposition est la
première significative de l'artiste en France. C'est la raison pour laquelle
Art press a demandé à Yves Aupetitallot, directeur du Magasin,
centre d'art qui accueille l'artiste, de commenter ces projets. Autre commentaire
éclairant, celui de Mike Kelley dans le catalogue.
Les travaux les plus significatifs de Mike Kelley sont issus d'une «matrice»
qu'il décline au moyen de supports diversifiés qui génèrent
leur propre temporalité ; Plato's Cave, Rothko's Chapel, Lincoln's
Profile, par exemple, rassemblent dessins, installation, livre, performance
et cassette audio de 1983 à 1987. L'artiste développe chacun de
ces projets à travers une abondance indifférenciée de codes
visuels et de cultures spécifiques où il fait une large part aux
multiples refoulés de la culture dominante, aux cultures populaires,
au «fond du panier», à partir desquels il tisse une structure
qui énonce ses matériaux constitutifs, ses présupposés,
sa méthodologie constructive et ses développements dialectiques
le plus souvent producteurs de semblants de dysfonctionnements qui mettent en
exergue l'ambiguïté et le ratage comme modes rhétoriques.
Dès lors, c'est-à-dire au moment où il est évident
que Mike Kelley est un peu plus que l'artiste des peluches sales de l'enfance,
l'interprétation peut sembler offrir quelque résistance à
un schéma analytique linéaire, ce qu'il admet volontiers, non
sans malice «Alors l'interprétation devient un problème,
j'aime ça…» ; «…La plupart de mes travaux sont
à propos des catégories, à propos de la confusion de catégories…»
Cette exposition ne devrait pas dissiper cette impression.
Le premier projet présenté ici le fut au printemps dernier à
New York. Il s'agit de Framed and Frame (reproduction miniature de
la Fontaine à souhaits de Chinatown construite par Mike Kelley d'après
Reproduction Miniature de la Caverne aux Sept Etoiles par le Professeur H.K.
Lu). Ce projet comprend deux parties principales présentées séparément
comme deux entités sculpturales une grande clôture chinoise à
cyclone supposée ceinturer une «fontaine à souhaits»,
une pseudo-masse rocheuse qui représente un paysage fantaisiste et biomorphique
percé, ça et là, de petites grottes et de réceptacles
à monnaie, que décorent des sculptures et des accessoires issus
tout à la fois de la culture asiatique, de la culture occidentale et
de leur syncrétisme.
L'ensemble est la recréation d'une curiosité locale du quartier
chinois de Los Angeles, Wishing Well, qui demeure relativement mystérieuse
quant à son année de création, 1949, et à son auteur,
le professeur H.K. Lu, qui ne sont, ni l'un, ni l'autre, établis avec
certitude. Wishing Well est aujourd'hui abandonnée et offre
l'aspect d'un monticule de scories ferreuses et bombées à la peinture.
Mike Kelley l'a recréée, pratiquement à l'identique, et
l'a augmentée d'un ensemble de pièces associées. Parmi
elles, la table de Collage (with Photograph of the Belle Isle Aquarium,
Detroit River) présente les images de ses recherches préalables
et ses notes manuscrites où il tisse des connections entre les différents
éléments de ce matériel de base. La table tient lieu de
clef d'accès à l'ensemble de Framed and Frame sur le
mode opératoire associatif communément décliné par
l'artiste ; elle constitue un véritable pinboard du processus
créatif mis en oeuvre. A son examen, il apparaît clairement que
l'artiste met à plat un ensemble de référents. Leur mise
en relation permet de donner corps à des hypothèses de travail
que l'artiste développe sur différents modes à l'intérieur
d'un système de représentation et d'énonciation autonome,
dans lequel il est difficile de hiérarchiser les termes et de dessiner
les contours avec certitude. Plus que d'interprétation, nous devrions
parler d'un réseau interprétatif dont les deux principaux points
se rapportent aux conventions pictoriales du rendu de l'informe et à
la confrontation des cultures populaires à la culture dominante.
La surface de Wishing Well est recouverte de taches de peinture en
bombe, réparties aléatoirement, sans aucun lien avec les articulations
des formes dont elles rendent la lecture confuse. La coloration de la surface
de la sculpture joue le rôle d'un camouflage de celle-ci, la rendant ambiguë
et confuse. Quelques-unes des pièces photographiques qui l'accompagnent
dissocient, elles aussi, la représentation de sa coloration. La photographie
originale en noir et blanc des faux coraux de l'aquarium Belle Isle de Detroit
River, Color and Form, est réalisée en deux items ; elle
est «ratée» par deux fois pour pointer au mieux la convention.
L'un superpose, en la décalant, la colorisation à la reproduction
photographique dont elle rend les formes presque invisibles, l'autre inverse
le procédé, la photographie est sur sa colorisation et non plus
dessous, rendant encore possible, quoique malaisée, la lecture des formes.
L'effet visuel obtenu - un espace pictural non descriptif - est développé
dans un ensemble de travaux antérieurs cités par l'artiste, la
série Garbage Drawing (1988), Lump Drawings (1991)
et plus particulièrement les peintures de 1989, Unwashed Abstraction.
Dans le texte écrit pour le catalogue de l'exposition, Mike Kelley rappelle
qu'il apprécie ce type d'espace pictural des fonds sombres des portraits
de Rembrandt à l'abstraction biomorphique des années 40. Il souligne
également que les jeunes élèves inexpérimentés
des écoles d'art produisent ce type d'espace. Voilà pour la culture
savante. Mais il cite avec plus d'insistance les conventions de la représentation
de l'informe dans les productions populaires que sont les cartes postales de
grottes et de formations rocheuses et il n'hésite pas à montrer
avec la table de Collage une collection d'accessoires d'aquarium bon
marché où la peinture est en décalage avec les formes qu'elle
est censée recouvrir.
Le mouvement de va-et-vient entre différentes cultures est constant.
Les photographies de l’actrice sino-américaine Anna May Wong, qualifiée
de légère déviation du thème central («mais
je ne peux résister à la présenter»), accolées
au contexte culturel et communautaire local de Wishing well soulignent l'une
des principales questions de Mike Kelley, celle d'une réévaluation
des cultures populaires au regard de la «haute» culture, celle des
modes de constitution, d'interprétation et de réarticulation de
la valeur culturelle, voire de sa dimension sociale et politique. La double
pièce photographique de la carte postale danoise d'un site mégalithique
qui différencie le site dans son état originel et ses ajouts postérieurs,
son «encadrement» culturel (son appropriation par la culture dominante),
la délocalise en la rendant générique et universelle.
L'originalité de Mike Kelley sur la scène américaine tient
à son contournement de l'héroïsation de la culture populaire
qu'il met à l'oeuvre depuis The Sublime (1983). Les différentes
formes de culture sont pensées sur un même niveau, leur différence
naît de leur mode de transmission et de verbalisation (cf. Educational
Complex, 1995).
Ce tissu interprétatif ne serait pas complet sans ses modes mineurs ou
ses digressions.
La confusion visuelle induite par le «ratage» du lien de la couleur
à la forme de Wishing Well est qualifiée d'orgasme et
est investie d'un attrait érotique, d'une «conscience pré-sexuelle»
qu'illustrent quelques accessoires disposés dans un espace-grotte, à
peine visible au niveau du sol, littéralement une «pièce
à baiser». Les formations rocheuses souterraines et l'univers des
aquariums étaient déjà présents dans Plato's
Cave, Rothko's Chapel, Lincoln's Profile et y sont investis d'une forte
connotation sexuelle. Il est indéniable que le sexe est très présent
dans le travail de Mike Kelley, mais a davantage trait à la nature de
la réception du travail par l'artiste et par tout observateur extérieur
qu'à un quelconque mode illustratif. Le mode de réception l'incite
d'ailleurs à montrer un morceau de rocher indépendant en position
verticale qu'accompagne la bande sonore du décollage d'un jet, manière
dit-il de «jouer» avec «le commentaire de l'impossibilité
de montrer la partie informelle d'un entier informe». Le mode associatif,
l'irruption d'un matériau hétérogène, sont souvent
présents pour des raisons qui relèvent de la sonorité,
de son impact, voire du plaisir de l'artiste. Dans le processus initial de Plato's
Cave, Rothko 's Chapel, Lincoln's Profile, Mike Kelley rassemble des matériaux
de base autour de l'idée de possessivité et retient au final,
parmi une multitude de possibilités, les noms qui composent le titre
parce qu'ils «sonnent» bien ensemble.
Le second projet, titré Test Room Containing Multiple Stimuli Known
to Elicit Curiosity and Manipulatory Responses, est produit pour l'exposition
et est, au moment de la rédaction de ce texte, en cours de fabrication,
voire d'énonciation de ses hypothèses interprétatives.
La prudence veut donc que notre commentaire soit limité à un descriptif
sommaire et à ses présupposés, l'exemple de Framed
and Frame devrait en laisser deviner les potentialités. (Sachons
également entretenir la curiosité par rapport à une oeuvre
qui, dores et déjà, peut être qualifiée de majeure.)
Ce projet consiste en une grande cage d'acier contenant une rampe d'accès
à une galerie d'observation.
Cette structure contient des éléments sculpturaux qui sont dérivés
des objets de la salle de jeux utilisés par Harlow, pendant les années
50 et 60 au laboratoire de l'université du Wisconsin, dans le cadre de
ses expériences sur l'affect des primates. La référence
à Harlow est constante dans l'oeuvre de Mike Kelley. Nous la retrouvons
dans Monkey Island (1982), en évidence visuelle dans la photographie
générique de l'Ile des singes du zoo de Los Angeles, dans The
Uncanny (1993) où il en reproduit des photographies dans son livre-catalogue
et y tente un premier essai de «tissage» d'images selon ses propres
termes, l'artiste a depuis lors «continué d'être embarrassé
par des questions concernant l'esthétique de ces objets et leur relation
implicite à la production artistique moderniste». Elle se réfère
en deuxième lieu aux collaborations de Isamu Noguchi et de la chorégraphe
Martha Graham. L'emploi récurrent des métaphores animales, l'ambiguïté
des objets de Isamu Noguchi qui provoquent la projection psychologique du spectateur,
la dominante d'une impulsion tactile anti-optique, leur antimatérialisme
(la relation entre les choses les intéresse plus que les choses elles-mêmes),
ambiguïté de la représentation et sa spatialité non
spécifique sont autant de possibles connections avec Harlow, voire avec
Wishing Well. Outre la structure d'acier et les objets, Test Room...
présente la diffusion de la chorégraphie filmée de Anita
Pace qui cite les matériaux énoncés et les interprète
tout à la fois en les enrichissant du souvenir des films des expériences
de Bandura sur les effets de la violence montrée par les médias
sur le comportement des enfants. Attendre donc, et voir.
Ces deux projets sont au coeur de la recherche de Mike Kelley, de ce point central
d'observation qui est le sien, exactement au lieu du croisement, de l'interaction
entre les lectures sociales et psychologiques des multiples structures fondamentales
et de leur mode de représentation qui produisent de la vérité
et de l'ordre, que ceux-ci soient culturels, artistiques, politiques ou autres.
Il les décontextualise, les conduit à leur relatif dysfonctionnement
qu'incarnent des objets qui dans leur supposé ratage rendent visible
leur invisible banalité.
Yves Aupetitallot