Mike Kelley




 

«Grâce Kelley»
Les Inrockuptibles
, Paris, 24 novembre 1999, p. 54-55

Mike Kelley s'est toujours refusé à distinguer art mineur et art majeur. Intellectuel féru de formes populaires, passant de la performance à la sculpture, du dessin aux découpages, de l'installation purement sonore au dispositif le plus cérébral, il porte un regard politique et iconoclaste sur la culture.

 

Sale comme Mike Kelley. C'est sous les traits d'un adolescent rongé d'acné que l'Américain choisit de devenir célèbre. Une photo en écho au physique peu avenant de ses 15 ans, publiée alors que l'artiste en a déjà 38. Portrait moqueur planqué dans le livret d'un album de Sonic Youth - le bien nommé Dirty en 92- entre deux poupées mal tricotées. Clin d'oeil cinglant à l'âge supposé du public des New-Yorkais. Sale comme une face d'ado mal soignée, comme l'inculture crasse des lycéens américains, crade comme les accumulations de peluches déformées qui firent le succès de Mike Kelley, ou comme les élucubrations noisy qu'il composa en 74, et qu'Harmony Korine utilisa pour la bande-son de son film Gummo . Mike Kelley a l'humour acide et mauvais esprit. Un perturbateur de première classe qui, sous ses airs de vieux dur, le cheveu dru sous son bonnet de déménageur, dissimule une colère toujours verte contre les modes idiotes et les facilités du monde de l'art. Et annonce avec un bonheur évident avoir découvert l'histoire de l'art en écoutant des disques à 14 ans: "Quand j'étais ado, les pochettes de vinyles et les affiches de concerts étaient vraiment intéressantes. J'adorais le graphisme psyché. Je me souviens des pochettes de Cream, de leurs roues enflammées, qui n'étaient après tout qu'une forme recyclée de l'expressionnisme abstrait. C'est comme cela que j'ai découvert de Kooning et Gorky. J'ai découvert l'art par sa version populaire." Et quoi de plus populaire que le rock, cette culture du bruit qui prend au début des années 70 des accents prépunks, pour le plus grand bonheur de Kelley, adepte de noise-music au point, quelques années plus tard de monter un groupe, Destroy All Monsters, avec l'éminent Thurston Moore de Sonic Youth.

Né à Detroit en 54, ville d'usines et de bruits industriels, il part vite finir ses études d'art en Californie. Loin des fines recherches et des connexions arty de la no-wave new-yorkaise, Los Angeles foisonne alors de groupes punks, Black Flag en tête. Le monde de l'art est en pleine récession, en phase de reflux après le boom des années 6o. Les jeunes artistes se passionnent pour les questions de corps, d'expérimentations physiques, se détournant d'une production vendable en galeries au profit de pratiques alternatives. Chris Burden se fait tirer dessus lors d'une performance mémorable, Bruce Nauman et Vito Acconci exacerbent jusqu'à l'extrême le rapport artiste-spectateur. Le jeune Kelley se lance alors dans ses premières performances, lassé de ses seules activités musicales : "La musique est une drogue. J'ai choisi l'art parce qu'il est par essence problématique." Aux côtés de la future fine fleur de la scène californienne, Paul McCarthy, Jim Shaw, John Miller, Tony Oursler, Raymond Pettibon et Jim Iserman, il se tourne pourtant vite vers la plus simple et la plus radicale des formes d'art : l'objet. « je suis un matérialiste , explique-t-il aujourd'hui avec son air de vieux sage renfrogné, par exemple, je n'aime pas du tout Internet, qui n'existe que dans un espace virtuel. Alors que les objets vous attirent dans le monde physique, ils vous font prendre conscience de votre dimension matérielle. Leur sensualité vous fait dépendre d'eux. Ils sont addictifs.»

Avoir besoin des objets au point de récupérer les plus vils, les moins sophistiqués, les plus primitifs d'entre eux : les poupées tricotées, les animaux de laine, les figurines au crochet dont raffole l'artisanat américain depuis des décennies. D'affreuses créatures sans aucun intérêt artistique, d'une laideur folklorique, qu'il met bout à bout, qu'il coud à l'envers, accroche à de fausses lianes, étale sur des tapis criards ou accumule en tas difformes jusqu'à former de fausses sculptures vivantes. Dans un déchaînement de poils, de peluches et de feutrines, il les met en scène dans des poses faussement dramatiques et souvent sexuelles. Une comédie humaine caricaturale tant l'artiste semble prendre plaisir à torturer ces objets d'empathie, devenus soudain vecteurs d'ironie, à l'encontre de leur fonction naturelle : attendrir et faire plaisir. Un travail qui interroge le statut même de l'oeuvre d'art, sa supposée noblesse et l'intellectualisme du milieu. Succès immédiat pour Kelley et malentendu non résolu à ce jour sur la portée de ces pièces hors norme. «J'ai commencé à travailler avec ces objets tricotés, faits à la main, parce qu'ils sont destinés à être offerts comme cadeaux. Je courais les puces et les magasins d'occasion pour en acheter des kilos, pour interroger cette question du don. Pas du tout parce qu'ils faisaient référence à l'enfance comme tout le monde l'a cru. Pas du tout parce que c'était des nounours, et encore moins parce que je les trouvais mignons. Mais tout le monde a cru que ces oeuvres parlaient de l'enfance maltraitée ! On évoquait ma prétendue enfance malheureuse. Les gens se sont mis à analyser mon travail en termes psychologiques. Encore aujourd'hui, j'entends toujours parler des nounours. C'est effrayant ce que les gens peuvent plaquer là-dessus. Je pourrais sans problème ouvrir des usines à nounours. C'est pathétique de voir à quel point on peut sous-estimer l'art, le confondre avec un mélodrame télé.» Revenu de tout, à commencer par cette obsession jeuniste, voire régressive, Mike Kelley peaufine aujourd'hui une ultime vengeance contre la bêtise du public et de la critique : un projet vachard de film d'ados avec des acteurs quasi centenaires, qu'il décrit d'un laconique "du genre Mickey Rooney dans une rave-party et faisant du skate".

Beau programme. En attendant de passer à la réalisation de ce qui promet d'être un antifilm d'anthologie, Mike Kelley présente à Grenoble une magistrale exposition, l'un des rares événements de cette bien plate fin d'année. Un parcours d'installations organisé autour d'une oeuvre centrale, produite par Le Magasin (le centre d'art qui accueille l'exposition jusqu'en janvier prochain), au titre glacial : Salle de test contenant de multiples stimuli connus pour susciter des réactions de curiosité et de manipulation . Une oeuvre inspirée des expériences menées par le chercheur américain Harry Harlow dans les années 6o pour étudier le comportement des primates et qui tendaient à prouver que les bébés singes préféraient se blottir contre de grossiers mannequins plutôt que de se nourrir de biberons inamicaux. Des résultats scientifiques contestés par la suite mais ne représentant ici qu'un simple prétexte à l'oeuvre de Kelley.

Difficile de décrire les sentiments contradictoires qu'inspire l'installation du Magasin. Une grande cage surplombée d'une passerelle évoquant une architecture carcérale s'ouvre par le côté au public. A l'intérieur, un plot de plastique rouge, des sculptures géométriques, un récipient en inox, des battes de baseball, une colonne à échelons tordus tel un arbre grossier, un tissu blanc et des silhouettes de femmes enceintes munies de pénis. Ensemble incohérent de formes ambiguës, multigenres et multicolores. Un mélange d'aire de jeux pour enfants et d'instruments de laboratoires. Décor artificiel qui rappelle les sculptures conçues par Isamu Noguchi pour accompagner les chorégraphies de Martha Graham dans les années 50. Un dispositif vide de vie, si ce n'est pour la vidéo projetée sur un pan de la cage, montrant un groupe de danseurs évoluant dans l'enceinte de Kelley. Invitation à imiter les acteurs ou simple témoignage d'une ancienne utilisation des éléments laissés à la disposition du public : il n'est pas, bien sûr, question de mode d'emploi dans cet espace ambivalent, cérébral et théâtral, parfaitements abstrait et pourtant crûment figuratif. Un lieu de test, de mise à l'épreuve, qui ne donne à voir que ce que l'on veut bien y plaquer. Ses peurs, ses fantasmes, ou sa simple imagination.

«J'avais vu les expériences de Harlow quand j'étais encore étudiant, se souvient Kelley, elles ne m'intéressent pas tant du point de vue scientifique que visuel. Je les percevais comme des pièces de théâtre pour animaux. On a affaire à un lieu psychologique et émotionnel mais qui est en même temps un exercice de mise en scène très formel. Mais en même temps, je ne veux pas que cet espace soit métaphorique. Je veux qu'il soit sculptural, parce qu'il est réel.»

Pourquoi revenir aujourd'hui sur un tel dispositif? «Je voulais réagir contre le fait que l'esthétique n'a aucune place dans les expériences scientifiques. C'est un véritable préjudice, comme si le langage esthétique n'avait aucune valeur symbolique ou sociale.»

Du rôle politique du discours artistique. La question taraude Kelley, qui n'assigne en définitive qu'un rôle précis à l'art, celui d'une prise de conscience du monde visuel comme construction. Un monde idéologique. Monde réel contre monde des images. L'objet comme instrument de décryptage, avec le doute comme ultime morale, car, ajoute Kelley, «L'art n'a jamais raison» .

Jade Lindgaard