Mike Kelley




 
«Les trompe-l'oeil multimédias de Mike Kelley, Californien jubilatoire»
Le Monde , Paris, 24 octobre 1999, p. 26

Le Magasin de Grenoble accueille la première grande exposition française consacrée à l'artiste, à partir de ses travaux récents. Ce champion de l'«art abject», en révolte contre les formes minimalistes et conceptuelles, ignore le bon et le mauvais goût.

Mike Kelley n'est pas un artiste de tout repos. A preuve son exposition de Grenoble qui réunit des travaux récents, dont une grande pièce inédite produite pour le Magasin. C'est une espèce d'espace qu'on ne sait qualifier, construction en grillage et verre de 18 mètres de long sur 8 de large, qui tient de la cage, de la piste de cirque, de la scène. On peut entrer, faire le tour, surplomber ladite scène sur laquelle sont installés divers objets assimilables à des sculptures, à des accessoires de jeux, de sport. Ici c'est une bassine de métal, là des tissus pliés, plus loin une sorte d'imitation d'arbre avec ses branches. Dans un coin, un étrange mannequin hermaphrodite complique la situation, enceint, le sexe en érection.

     La vidéo projetée grandeur nature sur une des parois de la salle nous montre un étrange ballet. On y voit des acteurs utiliser les objets du dispositif que l'on traverse. Ils évoluent dans divers costumes, short en jeans, déguisement de singe, progressent ou régressent de postures animales en figures de la danse classique, de mouvements pulsionnels de repli en gestes de violences. La pièce un long titre encore provisoire - en français : «Salle d'expérimentation contenant de multiples stimuli connus pour susciter la curiosité et des manipulations» . Mike Kelley, ouf !, s'explique. Cela fait partie du travail, de l'oeuvre. Il s'est inspiré des objets dont Harry Harlow - un scientifique connu de tout étudiant ayant suivi un cours élémentaire de psychologie - se servait dans les années 50 et 60 pour étudier les affects des primates. Mais il les a agrandis à l'échelle humaine et disposés de façon à rappeler les éléments de décor dessinés dans les années 40 et 50 par le sculpteur Isamu Noguchi pour la chorégraphe Martha Graham,

 

SCIENCE ET ESTHÉTISME

Kelley fait remarquer par exemple que les mères de substitution inventées par Harlow ne sont pas de simples figures de singes empaillés, et qu'elles tiennent de la sculpture moderniste, figurative ou abstraite. Et l'artiste constate que personne n'a accordé d'importance à l'aspect esthétique des objets introduits dans les expériences, que ce choix s'explique parce qu'il s'agit de refléter le comportement humain. «L'intérêt que je porte à ces expériences est lié aux questions qu'elles soulèvent sur le sens symbolique des substituts auxquels elles recourent la première question est : que remplacent ces objets ? Que représentent-ils vraiment ? Cette question a une portée politique car ces objets sont (...) au service de la science et donc de la vérité. On s'en sert pour définir la réalité.»

     Mike Kelley, qui a été un artiste de performance, n'en est pas à ses premières considérations sur les rapports entre la danse et la sculpture. Son étude de la relation de l'homme au primate ou celle des objets de substitution n'en sont pas non plus à leurs débuts ; c'est avec des poupées de chiffons et des jouets en peluche salis qu'il s'est fait connaître. La nouveauté de Grenoble, c'est l'association inattendue de thèmes courants chez l'artiste qui débouchent sur une invitation à revoir un moment fort de la création d'après-guerre - quand le modernisme se lovait dans le primitivisme - à la lumière de l'histoire sociale plutôt que de l'art. En y greffant une autre donnée : celle de la violence.

     L'exposition de Grenoble, la première grande exposition française consacrée à l'artiste, nous apprend que Mike Kelley est un artiste beaucoup plus sérieux qu'on ne croit. S'il se moque du style et de la jubilation esthétique, il tient aux contenus. L'autre pièce qui date du début de l'année a déjà été présentée par la galerie Metro Pictures à New York. Elle aussi touche à l'histoire des hommes et des formes, au culturel, au social et au politique. Mais tout autrement. Les idées se cristallisent sur un monument, une vieille curiosité de Los Angeles. Son titre : «L'encadré et le cadre. Réplique miniature du "Puits de Chinatown" construite par Mike Kellev d'après la réplique miniature de la "Grotte des Sept Etoiles" construite par le professeur H.K. Lu». C'est un paysage miniature avec des grottes, des récipients de ferraille et de plastique pour recevoir des pièces de monnaie : un chaos de ciment qui s'effrite, pommelé de taches rouges, jaunes et bleues, hérissé de statuettes bouddhiques bon marché, mais dont le sommet principal est dominé par un crucifix. Le monument en question s'avère pour le moins chargé.

 

AU COEUR DE L'INFORME

L'artiste fait de cette oeuvre le témoin d'une culture populaire et de rites totalement dégradés pour creuser un thème qui lui est cher : celui de l'informe et ses codes de représentations. Plusieurs pièces présentées dans les parages se rapportent au monument : des photos retouchées qui brouillent les images, de vieilles cartes postales de grottes et d'aquarium rendues encore plus illisibles par la colorisation, en tableau-poubelle et une sculpture «aérodynamique» qui traitent de l'horizontalité. Kelley connaît ses classiques, de Georges Bataille à Rosalind Krauss, et s'en sert pour évacuer par le bas ses propres obsessions.

Geneviève Breerette