Mike Kelley




 
«Mike Kelley»
Parachute
, Montréal, avril-juin 2000, p. 46-47

Mike Kelley nous donne à voir avec deux pièces majeures, Framed and Frame (Miniature Reproduction "Chinatown Wishing Well" built by Mike Kelley after «Miniature Reproduction 'Seven Star Cavern' Built by Prof H. K. Lu") et Test Room Containing Multiple Stimuli Known to Elicit Curiosity and Manipulatory Responses , exposées récemment au Magasin de Grenoble, des exemples d'une oeuvre qui se développe avec beaucoup de complexité et d'acuité. À partir d'éléments tirés de références au réel, il construit des mondes qui sont pour ainsi dire des pièges à problèmes. La juxtaposition des différentes séries d'éléments qu'il met en scène nous amène à questionner nos habitudes de spectateurs, les références culturelles qui nous sont propres. Les agencements que propose Kelley s'écartent d'une restitution vraisemblable des modèles auxquels il se confronte.

 

Sa méthode consiste à remettre en scène à sa manière des objets ou des événements qui font partie de l'histoire et d'exercer à leur égard un regard critique grâce à la distance qu'il instaure entre ses modèles et le travail qu'il effectue lui-même. Les situations ou événements sont repris en y empruntant quelques éléments de structure et de forme, mais il rejoue toutes ces cartes en mêlant la provenance des éléments, en mêlant les séries référentielles, en altérant en quelque sorte la structure ou la forme (il se fait alors duchampien), ce qui amène l'artiste comme le spectateur à jouer le jeu de la déconstruction. Ce jeu sert à redonner un sens, ou plutôt sens à l'histoire, tout en interrogeant les paramètres et les prémisses de ses systèmes de croyance. Ce sens est «un espace trouble encadré», comme l'indique le titre de l'essai de Kelley publié dans le catalogue du Magasin.

 

«Je ne travaille pas sur l'idéalisation mais sur l'échec... sur la notion d'échec idéal», dit Mike Kelley. Ainsi son travail montre-t-il des situations qui représentent l'idéal, tout en en signalant les ratés ou l'incongruité dans les temps présents suite à la distance temporelle apportée par l'histoire, alors que ce qui a pu être vu ou vécu comme idéal, par exemple, dans les temps modernistes, peut aujourd'hui être perçu comme ayant échoué. À tout le moins réussit-il à semer le doute au sujet des modèles qu'il nous fait voir et revoir dans son approche révisionniste et déconstructiviste. Son travail semble vouloir générer chez le spectateur une certaine inquiétude, moteur du doute, moteur de pensée, en ayant recours à divers modes de présentation de ce que Freud nommait l'inquiétante étrangeté. Le côté trouble de l'histoire comme de l'image le fascine. Il semble y voir un lieu déclencheur de créativité. C'est en jouant dans ces eaux troubles qu'il s'adresse à ce qui est sublimé, compacté dans l'histoire et chez l'individu. Ses installations peuvent être perçues comme l'occasion de créer des situations de décompactage d'une certaine négativité héritée du passé.

 

En faisant ressortir les ratés de l'histoire ou la paradoxale étrangeté de ce qui nous est à la fois familier (parce qu'intégré à notre histoire individuelle et collective) et monstrueux (parce que source de blocage quelconque), Kelley fait ressortir les contradictions ou les conflits inhérents à l'histoire. L'idée de «politique des frontières» le captive:

[...] La politique des frontières s'intéresse aux régions où les cultures s'opposent et se confondent. Ces conflits révèlent des rapports de pouvoir entre les cultures en présence mais elles ont aussi pour effet, à la rigueur bénéfique d'ébranler les stéréotypes culturels et de susciter un troisième terme étranger à l'une ou à l'autre des deux sphères culturelles. (Kelley)

Il superpose des éléments de l'histoire vernaculaire, de l'histoire des sciences comme de l'histoire de l'art. Dans le jeu des différentes sphères culturelles se jouent des tensions que Kelley exploite à profit pour engendrer chez le spectateur des situations de doute et de créativité, ou pour déclencher une réflexion, souvent la remise en cause de processus historiques. Les installations Framed and Frame... et Test Room... opèrent sur des séries culturelles différentes, tout en partageant la méthode épistémologique développée par Kelley dans le cadre de son oeuvre.

Framed and Frame ... montre la recréation d'une fontaine qui existe dans le quartier chinois de Los Angeles. La reproduction à échelle humaine représente le lieu en question de façon disloquée : la fontaine, un amas de ciment aggloméré, étant présentée dans une salle distincte de la clôture qui l'entoure dans sa présentation in situ, laquelle clôture reprend des éléments de grillage et de décoration de style typiquement chinois. Alors que la clôture devient ici une enceinte de vide, la fontaine retourne à son état naturel de rocher, sous lequel le spectateur peut pénétrer. Kelley y a aménagé une chambre érotique, une «pièce à baiser». Celle-ci peut se rapporter aux photographies couleur qui sont accrochées dans le même espace que la fontaine. Ces photographies ont été prises dans un aquarium et les coraux ont été retouchés avec différentes couleurs (comme certaines parties de la grotte-fontaine), ce qui rend l'espace topographiquement déréalisant et ambigu, un espace organique, «sexuel» selon Kelley. Le rocher-fontaine comprend des statuettes religieuses chrétiennes autant que des reproductions de bouddhas et des vaisseaux pour recueillir des pièces de monnaie. Il s'agit en fait d'un «wishing well», d'un lieu conçu pour exprimer ses désirs, reflet d'un sentiment quasi religieux, geste empreint de mysticisme et de foi, d'où les références aux diverses religions évoquées par les statuettes de faïence bon marché. Une autre référence aux religions et aux systèmes de croyance apparaît dans la pièce où se trouve la clôture. Deux photographies d'un même mégalithe sont installées côte à côte. Sur l'une d'elles, le mégalithe est vu dans un état vierge, dominant le paysage naturel environnant, alors que dans la deuxième, le même lieu est représenté (il s'agit de la même photo retouchée) avec une clôture qui entoure le monument effacé et remplacé par une tache blanche sur laquelle apparaît une inscription dédiée à un saint.

Là aussi, les systèmes de croyance sont croisés, et recomposés. Les glissements et changements qui affectent ceux-ci sont d'autant plus mis en évidence. Framed and Frame ... nous permet de traverser de grands pans de l'histoire de l'humanité, de sa relation au culte et au lieu d'expression de ce dernier. La pièce lie la question de la foi et du désir, de l'appropriation et du doute, des fluctuations constantes qui affectent ce que les hommes vénèrent à une époque, oublient dans une autre, pour renaître sous d'autres formes. Framed and Frame ... montre les variations entre le fixe et le flou, cette lutte constante de l'humanité avec ce que l'artiste nomme lui-même l'informe, ce qui dans l'histoire échappe à la rigidité des conventions et des croyances, le côté marginal et souterrain des choses qui ébranle constamment les convictions, les points de consensus que l'humanité semble parfois avoir adoptés.

Le puits du quartier chinois, avec son mélange ridicule de statuaire bouddhiste et chrétienne et de kitsch sino-américain montre l'instabilité des cultures qui se heurtent les unes aux autres[...] Ce projet m'intéresse en partie parce que son caractère insaisissable me permet de parcourir intellectuellement le large éventail de sujets qu'il renferme et de ne jamais vraiment avoir l'impression de pouvoir tirer des conclusions à leur sujet.

Plusieurs autres photographies, sculptures et une petite installation constituée d'un assemblage de photos et de textes complètent Framed and Frame ..., multipliant ainsi les pistes de réflexion et d'interprétation qui apparaissent dans l'oeuvre. Kelley nous convie ainsi à de longues réflexions sur la culture américaine et mondiale. Framed and Frame ... ne se limite pas à interroger cependant les systèmes culturels : il le fait aussi à travers les systèmes de représentation qu'il met en scène.

 

Cette méthodologie complexe et efficace parce qu'elle indique justement des pistes inusitées, souvent incongrues (informes ?), des voies nouvelles et apparemment sans fin à explorer, se retrouve dans Test Room ... Cette pièce se présente sous forme de très grande cage rappelant l'architecture moderniste, et contenant des objets et un écran où est projetée une vidéo d'une chorégraphie élaborée autour des objets de la cage. Le spectateur pénètre à l'intérieur de celle-ci et découvre ces objets inspirés d'une part des accessoires de décor imaginés par Noguchi pour les chorégraphies de Martha Graham à partir des années quarante et d'autre part des objets utilisés par Harry Harlow dans ses expériences sur l'affectivité chez les primates dans les années cinquante et soixante. La pièce fait également référence aux films d'Albert Bandura, sur la violence indirecte faite aux enfants.

L'art doit s'intéresser à la réalité mais il remet en question toute idée de réalité. Il ne cesse de faire de la réalité une façade, une représentation, une construction de l'esprit, tout en soulevant des questions sur les raisons d'être de cette construction.

Le spectateur se trouve en effet déstabilisé face à ces objets étranges qui peuplent la cage géante dans laquelle il se trouve enfermé, comme les singes de Harlow. Cette cage s'apparente également au lieu théâtral tel que celui conçu par Noguchi et Graham. Dans les deux cas, il s'agit d'un espace psychique très chargé, obéissant à un certain nombre de contraintes et de règles du jeu tenant autant des préoccupations de leurs créateurs que des sociétés dans lesquelles ces expériences artistiques et scientifiques ont pu se dérouler. Dans la vidéo qui occupe constamment l'une des parois de la cage et qui constitue une sorte d'ouverture sur une autre dimension spatio-temporelle, on voit se dérouler à tour de rôle des reprises des chorégraphies de Graham et des expériences de Harlow avec des singes/humains, comme si les expériences de Graham/Harlow/Bandura avaient été contractées en une seule chorégraphie, juxtaposant le sublime chez les danseurs modernistes et l'inchoatif chez les singes/patients de Harlow/Bandura. Ce film est saisissant de par les décalages de sens qu'il provoque. Nous nous retrouvons dans l'installation comme ces personnages à l'écran, se demandant quoi faire de ces objets étranges, proches du tabouret, du bâton de base-ball, de la momie, de l'arbre, sans en être, les formes en étant rendues abstraites ou alors grossièrement exagérées, les échelles et l'agencement, le positionnement en étant décalés par rapport à une certaine normalité. Kelley a raison de croire que la forme des choses peut nous amener à s'interroger sur leur raison d'être. Mais en rester à ce commentaire serait trop réducteur encore là par rapport à la complexité de cette installation qui, comme Framed and Frame ..., remet en question des traditions et conceptions fortement imprégnées encore aujourd'hui dans notre culture, qu'elle soit scientifique ou artistique. En tant qu'artiste, Kelley a le mérite d'élargir une quête individuelle de sens à des horizons plus larges. Cette démarche, on pourrait la qualifier d'esthétique pragmatiste, en ce sens qu'elle existe par la recherche d'agencements nouveaux tirés des différentes strates de la réalité culturelle, une réalité déhiérarchisée par rapport à la tradition de l'histoire de l'art occidental, et qui permet d'entrevoir une vie «meilleure», sinon plus libre... L'idée est de «libérer l'informe de son dispositif d'encadrement : de le rendre à nouveau "libre". Ce qui me frappe comme étant une opération érotique», comme le dit bien Kelley.

Chantal Pontbriand