Mike Kelley




 

«Des barbelés sur la prairie»
Mouvement, Paris, janvier-mars 2000, p. 46-49

Figure emblématique de la scène artistique contemporaine, Mike Kelley réalise à Grenoble sa première grande exposition en France. Il présente un ensemble d'installations entre sculpture et architecture, où la question du cadre interroge les conventions de représentations, mais aussi la présence du corps dans un espace contraint.

 

Difficile de résumer en une phrase lapidaire la démarche de Mike Kelley ; l'homme s'est toujours soustrait aux étiquettes, bouleversant l'ordre établi. Etudiant au California institute of Art de Valencia dans les années soixante-dix, l'artiste américain bouscule déjà les catégories en oeuvrant simultanément dans plusieurs disciplines artistiques : cinéma, danse, musique, performance, théâtre..., avant de se concentrer plus particulièrement sur le dessin, la peinture et la sculpture. En rupture avec le formalisme et la tendance aseptisée de l'Art Minimal et de l'Art Conceptuel, Mike Kelley choisit de s'intéresser a contrario aux thèmes laissés-pour-compte par la culture dominante : l'abject, le déchet, les symboles de la sous-culture, mais aussi le corps, non idéalisé, dans sa dimension charnelle.

L'artiste, peu exposé jusqu'ici en France (1) , est principalement connu pour ses installations mettant en scène poupées et animaux en peluche. Kelley s'est alors vu cataloguer un peu rapidement par la critique comme un artiste provocateur, adepte de la culture populaire et du kitsch. Sans nier aucunement cette dimension, le travail de Kelley semble aujourd'hui gagner en complexité, et les interprétations pseudo-psychanalytiques qui tentent de transformer l'artiste en narrateur pervers d'une enfance maltraitée paraissent peu crédibles. Ces peluches n'illustrent pas «la faillite du noyau familial». Elles témoignent d'une culture de masse et c'est à ce titre que Mike Kelley étudie leurs codes de représentation : «En faisant l'acquisition d'un grand nombre d'objets artisanaux, essentiellement des poupées et des animaux, je me suis pour la première fois rendu compte qu'il s'agissait d'objets discrets. Qu'au-delà des heures d'amour (ou des heures de culpabilité) dont ils étaient porteurs, ils avaient également des formes spécifiques, et qu'il devait exister une correspondance entre ces formes et l'usage des objets eux-mêmes.» (2) La critique sociale et politique de la culture américaine reste sous-jacente dans les derniers travaux de l'artiste, mais de façon moins immédiate et impérative qu'auparavant.

Les liens qui unissent les objets entre eux, les rapports que l'homme peut entretenir avec ceux-ci, la façon dont il se les approprie en leur donnant un sens et un cadre sont désormais au cour de ses préoccupations.

Pour Mike Kelley, qui n'a de cesse de transgresser les limites et les catégories, cette notion de cadre constitue en effet le fil rouge de toute l'exposition du Magasin. Framed and Frame (4) , l'une des deux installations exposées à Grenoble sert en quelque sorte de mètre étalon à l'ensemble. Cette grande sculpture composite est la reconstitution d'un des monuments du quartier chinois de Los Angeles : une Fontaine à souhaits formée d'un paysage biomorphique en béton, creusé de niches dans lesquelles sont logées de petites statuettes asiatiques et occidentales. Une enceinte, composée d'un portail de facture asiatique et d'une clôture de grillage et de barbelés encadre la Fontaine. La réplique construite par Mike Kelley demeure fidèle dans ses grandes lignes à son original, mais sa présentation diffère, puisque celui-ci a choisi d'en dissocier les principaux éléments en exposant la Fontaine et sa clôture dans deux salles distinctes. Plusieurs séries de travaux photographiques complètent la présentation. Sur une carte postale danoise, un mégalithe auquel on a ajouté un attirail commémoratif (barrière, plaque gravée...) subit la même opération de désenclavement et se retrouve débarrassé de ses accessoires, alors qu'une image jumelle présente cette fois-ci la clôture orpheline du monument qu'elle est supposée ceindre. La démonstration paraît évidente, un rien dogmatique. Framed and Frame est bien un réceptacle au sens propre comme au sens figuré, l'installation se révèle être un condensé des principaux thèmes abordés par l'artiste (représentation de dispositifs de contrôle, imbrication des sphères du public et du privé...). Parmi ceux-ci, l'informe et ses conventions de présentation.

Mike Kelley établit en effet depuis de nombreuses années une sorte d'inventaire des structures informelles rochers artificiels des parcs de loisirs et autres jardins, éléments de décors d'aquarium... La masse amorphe du Puits aux souhaits de Chinatown appartient à cette catégorie. Au-delà des questions purement plastiques sur la création de ces conglomérats et sur les relations que ces formes peuvent entretenir par rapport à un fond, il s'agit pour Mike Kelley de découvrir comment la société, qui génère ces objets informes et indéfinis, réussit par un tour de passe-passe à leur donner un sens, un cadre interprétatif. C'est ici qu'intervient naturellement le rôle de la clôture ou du cadre qui donne à l'objet informel une destination, une signification. Or l'artiste court-circuite ce «recadrage» en dissociant l'informe de son contexte narratif, créant ainsi un «espace trouble, indéterminé». Il appartient alors au spectateur d'effectuer des connections, de reconstituer mentalement cette entité en assemblant les parties complémentaires. Car plus que l'apparence plastique ou l'esthétique de ses sculptures, ce qui paraît susciter l'intérêt de Mike Kelley, c'est ce jeu d'analogie formelle et spirituelle.

 

La seconde oeuvre majeure présentée dans l'exposition, intitulée Test Room Containing Multiple Stimuli Known to Elicit Curiosity and Manipulatory Responses (salle d'expérimentation contenant de multiples stimuli connus pour susciter curiosité et manipulations), relève d'une construction mentale similaire, mais ici les références sont plus complexes. L'installation comprend une grande cage que le visiteur peut contourner, surplomber, ou pénétrer. A l'intérieur de celle-ci est disposé un certain nombre d'objets : un mannequin hermaphrodite enceinte, un plot en plastique, un pseudo-tronc d'arbre pouvant servir de perchoir, un récipient en métal d'une taille démesurée, une batte de base-ball. Une des parois de la cage, constituée de Plexiglas, fonctionne comme écran d'une projection grandeur nature. On voit évoluer dans le film des danseurs dans un décor identique à celui de la cage. Mais les clés que fournit Mike Kelley permettent d'en faire la lecture. Les structures de jeux utilisées dans les années soixante dans les expériences de Harry Harlow sur les comportements des primates servent de référent à l'installation. Quant aux objets disséminés dans cet espace, ils sont à rapprocher des décors conçus par le sculpteur Isamu Noguchi pour la chorégraphe américaine Martha Graham dans les années cinquante. Enfin, la vidéo projetée présente une chorégraphie qu'Anita Pace a conçue pour l'exposition. Cette chorégraphie puise ses références dans certains ballets mythologiques de Martha Graham et s'inspire également de plusieurs expériences scientifiques sur les mouvements des primates d'une part, et sur les effets que peut entraîner la violence à la télévision sur le comportement des enfants d'autre part.

 

Ce télescopage référentiel met une nouvelle fois en exergue le travail de sape effectué par Kelley. Test Room comme Framed and Frame est un espace indéterminé, non pas informe (les éléments qui le composent sont formellement définis, malgré l'impossibilité temporaire de leur attribuer une fonction) mais flou et ambigu parce que trop référencé. Cette profusion d'informations appartenant à des domaines si distincts crée une polyphonie qui brouille le sens et les sens. L'installation résulte en fait du croisement de plusieurs espaces : celui de la science (les expériences de Harlow et de Bandura), celui du théâtre et de la danse (les décors de Noguchi et la chorégraphie d'Anita Pace), et celui des arts plastiques (le contexte général de l'oeuvre, en l'occurrence le centre d'art). Le visiteur peut ainsi passer en quelques secondes du statut de spectateur à celui de cobaye. La théâtralité omniprésente dans le travail de Kelley est ici encore plus prégnante. La projection vidéo transforme l'espace d'exposition en scène de théâtre et enrichit l'oeuvre d'une dimension supplémentaire en lui conférant une temporalité. En effet, le ballet projeté durant toute la durée de l'exposition appartient au temps du spectateur, il est «contemporain» de sa visite, mais il témoigne également d'un temps passé, celui des danseurs lors de l'enregistrement. Or ces deux espaces-temps se superposent (notamment en raison de la permanence des éléments du décor) et contribuent à leur tour à rendre la lecture de l'oeuvre plus complexe.

La chorégraphie d'Anita Pace agit cependant comme un révélateur qui éclaire l'installation et fournit différents niveaux de lecture au spectateur, celui-ci étant libre de pénétrer ou pas dans les méandres polysémiques de l'oeuvre et de suivre le jeu de piste proposé par l'artiste.

Découpé en trois séquences, le ballet voit se succéder plusieurs interprètes. Deux danseurs vêtus de noir effectuent des mouvements que le professionnel ou l'amateur éclairé de danse moderne rapprochera sans mal du langage chorégraphique de Martha Graham. D'autres acteurs en tenue de ville apparaissent ensuite. Ils exécutent des séries de gestes et comportements évoquant la colère, l'affection, ou le repli sur soi, autant d'actions qui sont à mettre directement en relation avec les expériences de Harlow et Bandura. La troisième catégorie de personnages est jouée par des acteurs costumés en singe dont la gestuelle s'inspire à la fois des travaux de Harlow mais aussi de l'esthétique primitive développée par Martha Graham dans certains de ses ballets (Dark Meadow).

 

Le corps humain absent jusqu'ici dans l'exposition apparaît en fin de compte dans Test Room comme le chaînon manquant. Il tisse les liens et rétablit la cohérence de façon très libre sans imposer une quelconque contrainte.

Tout au long de l'exposition, Mike Kelley distribue habilement les cartes en omettant parfois d'expliquer la règle du jeu ou en modifiant celle-ci en cours de partie. Le joueur curieux aura à coeur de s'immiscer dans cet univers prolifique et déroutant.

Fabienne Fulchéri

1. La dernière exposition importante a eu lieu au CAPC de Bordeaux en 1992.
2. Mark Kremer, «Interview de Mike Kelley», Art Press, n°183, sept 1993, p.16.
3. Mike Kelley, in Art, Craft, Sex and Man, Omnibus, n°30, octobre 1999, p.2.
4. L'encadré et le cadre réplique miniature du Puits de Chinatown construite par Mike Kelley d'après la réplique miniature de la Grotte des Sept Etoiles construite par le professeur H.K. Lu.
5. Mike Kelley, Le sens est un espace trouble encadré, in catalogue d'exposition Mike Kelley, Grenoble, Magasin, 1999.