Mike Kelley




 
«Mike Kelley explore formes et contextes»
Sofa , paris, novembre 1999, p. 28-29

"There Is no form that has no form" pour Mike Kelley, invité au Magasin de Grenoble pour une exposition personnelle et inédite en France. Toute chose a une forme et toute forme a un sens. L'artiste californien s'interroge sur ce que ces formes veulent dire et montre qu'elles sont le produit d'une culture et de projections collectives.

 

Que signifie cette immense cage peuplée d'objets énigmatiques (gamelle, papier froissé, gourdin, couverture, perchoir, mannequin de plastique jaune avec mamelles, ventre rond et pénis) ? Plus loin, après un grillage rouge et sinisant, qu'est ce que ce monticule informe de bouse incrustée de figurines confucéennes, moules à gâteaux et sprays de bombes colorées ? Les deux sculptures monumentales présentées au Magasin - Mike Kelley insiste sur le terme de sculpture et non d'installation - nécessitent à la fois grille et clés de lecture.

La première sculpture, Test Room, produite par le Magasin, s'inspire des travaux d'Harry Harlow, scientifique américain populaire dans les années 60. La cage conçue par Mike Kelley imite, à taille humaine, celles réalisées à l'époque par Harlow pour étudier le comportement des bébés singes. Les travaux du scientifique ont montré que le bébé singe, privé de sa mère, se dirige plus volontiers vers des mères de substitutions (objets très vaguement anthropomorphiques) que vers la nourriture. En pointant cette préférence naturelle de l'animal pour la sensation tactile, Kelley révèle l'importance du toucher, des objets et, bien sûr, de la sculpture pour l'homme. Il montre aussi que la science est une construction spécifiquement humaine et peut devenir une poétique des objets : les formes utilisées par Harlow pour créer l'environnement du singe étaient des hypothèses construites, choisies, et non des éléments de vérité scientifique. A travers le regard de Kelley, ces expériences s'apparentent donc à de véritables mises en scènes avec acteurs, accessoires et décors. Deux films projetés dans la cage confirment la dimension théâtrale de ce travail. Réalisés par Kelley en personne, ils présentent des chorégraphies inspirées de Martha Graham avec pour décor les mêmes objets que dans la cage-sculpture. Mise en abyme assurée. Le spectateur de Test Room circule dans la cage, comme les singes d'Harlow, comme les danseurs des films.

La seconde sculpture appelle le même mode d'analyse. Framed and Frame est la reproduction grandeur nature de la "Fontaine à Souhaits" de Chinatown à Los Angeles. Kelley en a séparé la clôture - le grillage rouge et sinisant - et la fontaine la bouse argileuse incrustée d'objets hétéroclites -. Le monticule d'argile, censé représenter un paysage chinois, n'est lisible que grâce à sa grille qui le re-contextualise, en Californie. En isolant le grillage d'un côté et le monticule de l'autre, l'artiste désarticule le "monument" et nous oblige à porter un regard nouveau sur cette curiosité touristique. Mike Kelley interroge ici les formes banalisées de la culture populaire en soulignant leur sédimentation. Toute la culture du XXème siècle repose sur les techniques du collage, du sampling, de l'accumulation, il en va du rôle de l'artiste - selon Kelley - d'interroger ces pratiques.

Ces pièces importantes présentées au Magasin sont nouvelles dans l'oeuvre de l'artiste. Elles confirment cependant ses questions antécédentes. La première pièce prolonge un travail déjà célèbre autour des peluches et des poupées. Ces fameux jouets, petites figurines de tissu et de laine, annonçaient les mères de substitution pour bébés singes. Ces formes informes, poupées, peluches, mères singes objectales, sont des choses investies de nos fantasmes. Elles sont des projections humaines faites pour favoriser notre empathie. Vous le saurez maintenant, les doudous de notre enfance étaient déjà des formes chargées de sens.

Chaque objet prend son sens dans un contexte particulier. Et Mike Kelley s'acharne à déplacer les objets pour ébranler nos systèmes de représentations, déconstruire les contextes et offrir une lecture critique de la culture dominante. Sa passion pour le rock va dans ce sens. Il utilise comme un outil au service de ce projet de déstabilisation. Kelley est plus "noisy", "schizophrenic", même s'il aime l'"ironie" des premiers groupes techno tels que Kraftwerk. Il a d'ailleurs commencé ses premières performances dans le groupe Destroy all Monsters en jouant de... l'aspirateur et participe depuis les années 70 à des groupes plutôt "art-rock. Sa collaboration avec Sonic Youth (il a réalisé la pochette de l'album Dirty ) en est un exemple. Le travail de Mike Kelley est riche. Esthétiquement bizarre, scato, incompréhensible, et intellectuellement absorbant, enthousiasmant. Mike Kelley est un artiste reconnu à l'échelle internationale. Cependant le public chauvin notera tout de même que ses "formes" s'inscrivent dans un contexte américain. Ce sentiment sera totalement dépassé face aux quelques peluches rondes qu'a réalisé l'artiste en mémoire du Mondial 98. Méditons sur ce clin d'oeil : quelles projections avons-nous mises dans ce doudou national, sphérique, noir et blanc ?

Clémentine Mercier