Olaf Breuning


 

«R.R. ready realistik / Olaf Breuning»
Zéro2, Nantes, hiver 2003/2004, p. 30-31

Si l’on cherchait à jauger la résonance de la pensée d’une génération précédente ou le piétinement intellectuel à une même époque donnée, La société du spectacle en serait le mètre-étalon le plus certain.
Empêtrés que nous sommes dans un anachronique mouvement de balancier, les uns illustrent une fois de plus l’analyse debordienne en mimant les codes spectaculaires, pendant que d’autres s’obstinent à les dénoncer avec véhémence ; quand les plus gentils animateurs, au même titre que les artistes et les intellectuels, témoignent d’une ferveur sans pareille à l’égard d’une théorie, lorsqu’on croise celle-ci autant dans l’émission télévisée d’un écrivain médiatique que dans les dernières citadelles de la pensée, on peut s’interroger sur la survivance de ses fondements. D’autant plus si l’on considère le déplacement d’un autre concept qui peut lui être associé, celui de production. Comme lors de cette passade économique pendant laquelle la création de biens immatériels aura pu être une fin spéculative en soi (les nombreux sites internet qui ont engendré une plus-value économique inédite avant même que les objets qu’ils devaient vendre aient été conçus), la production n’entraîne plus nécessairement une consommation réelle. C’est ainsi que mis à part l’événement, ce n’est plus le produit fini qui se met le plus souvent en spectacle mais son opération de production en tant que telle. Son lien conceptuel pourrait bien être un improbable bootleg McLuhan/Szeeman. Quand le processus devient message : telle est la donne qu’effleurent et/ou interrogent certains artistes, celle du phénomène de production pour lui-même. Quitte à le remettre en cause comme naguère on rejetait le spectacle (Tino Sehgal dont les œuvres corporelles et vocales échappent radicalement à toute matérialité, loin devant), ou encore à sauter à pieds joints dedans pour mieux amender ses mécanismes.

Désabusés, certains sont passés rapidement devant les œuvres d’Olaf Breuning. Obsédés par un passé pas encore tout à fait digéré – la modernité et son double négatif – ceux-là auront raté le projet artistique actuel : monter la production spectaculaire et la transformer, œuvre d’art, par inversion.
Au risque de jouer avec la quasi-totalité des codes de la production de masse : mixage d’images, sampling sonore (Breuning compose lui-même les bandes originales de ses vidéos et de ses installations en utilisant divers registres du répertoire musical des deux derniers siècles), références à la publicité, à la mode. La clef la plus importante reste celle des grands récits hollywoodiens : sont actuellement projetés trois extraits (deux au Magasin de Grenoble et un au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg) d’un moyen métrage qui sera finalisé au début de l’année prochaine. Le premier, First, installe une logique de la bande-annonce et du film de série ; et cependant, par une image peu élaborée dans son ingénierie de production (Breuning filme seul, sans techniciens, avec une caméra de poing), la dénudation des ressorts du cinéma commercial est des plus claires. Le spectacle est le sujet de ce film centré autour d’un homme occidental incapable de dissocier la fiction de la réalité et les images qui l’entourent de sa propre vie. On le retrouve ainsi en chef de gang torturant un jeune Amish, en dealer ravisseur dans Ghost. Puis en homeless de comédie musicale dans Under The Bridge, projeté sur trois écrans dans une installation incorporant des éléments sculpturaux, à Strasbourg. Même ambiance baroque et effet-film similaire dans deux autres installations montrées à Grenoble, tandis que plusieurs photographies exposées sont davantage empreintes de références aux arts plastiques. Dans They Live !, tirage monumental de 1999, plusieurs figures bien connues sont rassemblées devant un car et un château en carton pâte : ZZ Top, Matthew Barney, Vanessa Beecroft, E.T., les jumelles de Diane Arbus. Et si l’on devait y voir autre chose qu’un hommage à plusieurs maîtres anciens morts ou vivants : un portrait du live généralisé dans la production artistique d’aujourd’hui ? Une photographie de 2002 et de format un peu plus modeste, Lady G montre une pin-up à cheval, représentation qu’on aurait pu retrouver en citation chez Richard Prince, sauf qu’ici la fabrique de l’image est subrepticement dévoilée : ses tatouages sont en fait scotchés sur sa peau (ceux qui sont passés à côté de Breuning se souviennent-ils que sous la période soviétique des icônes miraculeuses – tableaux et sculptures suintants de larmes, de sang – et leur making-off étaient simultanément exposés ?).

À musicalité envoûtante, séduction récurrente dont Breuning ne sort jamais, même lorsqu’un autre tirage de 2002 montre une bande de jeunes altermondialistes affublés d’un nez rouge et assis sous un slogan des plus évocateurs : «We only move wehen something changes !!!».
Mais où est donc Olaf Breuning ? Or ce serait faire fausse route que de formuler la question ainsi, alors qu’on pourrait certainement la poser avec encore plus d’insistance qu’elle ne l’a été au sujet de Matthew Barney. Chez Breuning le point de vue est spéculaire, il tend un miroir interrogateur à son regardeur. Solliciter davantage que pointer : ses pièces sont comme des fables dont la morale aurait été éludée au profit d’un statement ouvert. Liberté de situation, interaction du jugement. Vous, où en êtes-vous avec la production spectaculaire ? nous demande plutôt son univers esthétisé. Un grand écart à la fois critique et ludique qui prend garde à ne pas réaliéner ses sujets. Les jeunes militants altermondialistes au nez rouge ne sont pas dépréciés, ils sont plutôt imagés dans un moment de désarroi qui ne semble pas extérieur à Breuning lui-même (1). De la même manière, les sans-abris qui entonnent, poing levé, des airs de défaite et d’appel au changement apparaissent comme dotés d’une nouvelle dignité. À travers ces fictions douces-amères s’échappe ainsi la perspective d’une alternative enchantée, même si celle-ci prend pourtant comme point de départ une vision encore plus réaliste qu’ailleurs.
On est loin de l’art «politique» tapageusement ostentatoire : juste une illusion réflexive. Issenheim reste alors à portée des Range Rover récurrentes dans les pièces d’Olaf Breuning : les retables ne cessent d’y être déployés. Alors qu’est remballé celui du cynisme ambiant. Ce qui n’est pas peu rire.

(1)Dans «We only move wehen something changes !!!», la dysorthographie de «When» crée un effet de mise en abyme supplémentaire. «Wehen», en langue germanique, désigne l’action de flotter au vent ainsi que les douleurs de l’enfantement. Un lapsus étonnamment en phase avec le sujet de l’image, l’idée du déchirement de la jeune génération écartelée entre ses incertitudes et son envie d’agir.

Frédéric Maufras