Olaf Breuning


 

"Les obsessions américaines d'un citoyen suisse"
Les Affiches de Grenoble, Grenoble, 31 octobre 2003, p. 120 - 121

Squelettes, fantômes, vampires, hard-rockers et tueurs fous : au Magasin, les poncifs de la culture populaire made in US sont passés à la moulinette pince-sans-rire d’un Suisse alémanique, qui ne manque pas de talent. La violence et la mort rôdent, mais c’est l’humour qui a le dernier mot.

D’humeur volontiers taquine, quatre-vingts squelettes miniatures ont pris possession de l’accueil du Magasin. Un brin envahissants, ils grimpent aux murs, se suspendent au plafond, jouent à cache-cache et investissent la corbeille à papier. Joueurs assurément, ces quatre-vingts petits paquets d’os en matière plastique souhaitent à leur façon la bienvenue au visiteur – lequel a tout intérêt à se le tenir pour dit, car il n’en a certes pas fini des surprises. Du reste, il suffit qu’il porte son regard un peu plus avant, pour apercevoir, descendant la rue de ce même Magasin, une file ondoyante de soixante-dix-neuf fantômes formant le monôme, en une parfaite sinusoïde de draps blancs.

Squelettes et fantômes : le ton est donné. Adepte de la citation décalée, Olaf BREUNING fait grand usage des allusions (pince-sans-rire ou non) aux cultures populaires américanisées : pulps bon marché, scientific romances de H. G. WELLS, musiques hard rock et heavy metal, films d’horreur de John CARPENTER, accessoires vestimentaires à la mode trash et gothic, rituels sataniques et vampiriques, etc. Il se revendique de Scream, Evil Dead et Massacre à la tronçonneuse, aussi naturellement que d’autres se réfèrent à GIOTTO ou MICHEL-ANGE. Cette fascination pour les mythes miteux véhiculés par les médias de l’Amérique du Nord n’est d’ailleurs pas sans paradoxe, venant d’un jeune artiste originaire de Suisse alémanique. Mais il est vrai que BREUNING, né en 1970 à Schaffhausen, s’est choisi New York comme port d’attache et l’anglais comme langue ordinaire. Du coup, le visiteur du Magasin risque de se sentir quelque peu étranger à un tel étalage d’obsessions made in US. Mais il n’est pas dit que ce sentiment d’étrangeté ne participe pas de l’œuvre…

Maintenues dans la pénombre – «le côté obscur de la force», comme on dirait dans Star Wars –, les galeries du Magasin nous plongent effectivement dans de saisissantes atmosphères. Ainsi Apes, impressionnante installation en forme de gigantesque cabinet de cire, montre une tribu de grands hominidés aux yeux verts clignotants, qui bivouaquent dans la forêt (vrais arbres, vraie terre, vraies feuilles mortes), autour de feux de bois (spots électriques rouges et fumées artificielles) dans une ambiance privilégiant effets sonores (musique, bruitages) et éclairages : vapeurs et projecteurs génèrent de longs rayons de lumière, tandis que des guirlandes électriques courent sur le sol et scintillent par intermittence. Autre salle, autre installation : sur fond de mélodie mortuaire et de voix d’outre-tombe, une plantureuse poupée gonflable armée d’une hache se tient à demi allongée dans un cercueil ouvert, tandis qu’un squelette dans la position du lotus s’adonne vraisemblablement à la méditation bouddhiste. On aura compris qu’à user ainsi du décalage, BREUNING travaille en réalité sur la notion de «déplacement» : ces images n’ont rien à faire dans un musée, et pourtant elle y sont; l’amateur d’art doit s’accommoder de ces scènes «déplacées». Ces morceaux d’imaginaire ont été transportés ; est-ce qu’ils nous «transportent » ? Ces œuvres relèvent, au sens étymologique du terme, de la «métaphore».

Personnages hirsutes et blafards, dentitions de vampires, décors de fausses briques, riffs sauvages de guitares électriques : tout se passe comme si Olaf BREUNING constituait son propre vocabulaire en puisant dans le vocabulaire d’autrui. Ses pièces (installations, photos, vidéos) semblent un immense puzzle de références, qui ont progressivement atteint au rang d’autoréférences – détachées de leur contexte premier. Les allusions tournent en circuit fermé, nous les retrouvons en plusieurs lieux de l’exposition ; elles sont finalement figées (ou du moins fixées), devenant les éléments d’un langage spécifique à l’artiste. Ainsi constitué de modules interchangeables appelé à circuler entre les œuvres, ce vocabulaire exige une grande rigueur formelle.

À l’évidence, chaque pièce de BREUNING se révèle une construction très précisément pensée, avec ses fictions propres et sa propre progression narrative. En témoigne par exemple la photographie monumentale They Live ! tirage contrecollé sur aluminium de quatre mètres sur trois, composition complexe réunissant un grand nombre de figurants qui jouent chacun un rôle tiré de la musique et du cinéma américain : Indiens et cow-boys, musiciens barbus de ZZ Top, E.T., Shining, Walt Disney, etc. Cette multiplication des indices et des personnages implique une élaboration poussée, avec scénario, story-board et dessins préparatoires. La réalisation de telles photographies si fortement mises en scène relève presque de l’art de la performance. On songe encore à une installation vidéo comme King – mannequin revêtu d’une armure de chevalier et d’un short de basketteur, étalé de tout son long devant un écran montrant notamment un individu qui jette l’une de ses chaussures de sport en l’air, laquelle opère un interminable vol plané, filmé au ralenti et accompagné d’une musique grandiloquente, genre bande originale de 2001, l’Odyssée de l’espace… Car on avait peut-être oublié de le souligner : Olaf BREUNING sait faire preuve d’un humour tout à fait décomplexé.

Jean-Louis Roux