Réouverture du MAGASIN



 

"Mythe grenoblois : le retour ?"
les Affiches de Grenoble, Grenoble, 3 février 2006, p. 156-157


Après de longs mois de fermeture pour cause de réfection de sa verrière, le Magasin rouvre ses portes avec une exposition directement branchée sur le « mythe » grenoblois - puisqu'elle est consacrée à une scène artistique découlant peu ou prou des expérimentations locales de l'après-68.

L'anecdote est plaisante.
Lorsque, en 1978, Jean-Luc GODARD plia bagage et quitta Grenoble pour Lausanne, le local professionnel qu'il occupait à l'angle de la rue de Belgrade et du quai Stéphane-Jay (dans la maison même que LESDIGUIERES fit jadis bâtir pour abriter sa maîtresse Marie VIGNON) fut ensuite loué par une boutique de farces et attrapes... Comme un pied de nez du cinéaste, mystificateur virtuose, à l'adresse d'une population grenobloise avec laquelle il semble ne s'être pas bien entendu. Dans un entretien avec Le Monde, il dira plus tard, en insistant quelque peu lourdement, que Grenoble, "c'était la province française" ; et dans Télérama, plus explicitement, il traitera les Grenoblois qui travaillaient avec lui de "faux amis" et d'"opportunistes", ajoutant, avec son sens du décalage et de l'ellipse: "C'est comme dans les communautés. C'est toujours le même qui vide les cendriers".

Pour autant, les années grenobloises de GODARD ne furent pas complètement négatives. De 1974 à 1978, période pendant laquelle il fut domicilié avec sa compagne Anne-Marie MIÉVILLE (elle aussi réalisatrice) à la Villeneuve, le cinéaste réalisa tout de même cinq films, dont Numéro deux (partiellement tourné dans un appartement du Village olympique) et Six fois deux (mémorable pour sa longue interview en plan fixe d'une femme de ménage). Surtout, son passage en Isère a joué un rôle moteur dans le développement initial de la société Aäton de Jean-Pierre BEAUVIALA (fondée en 1971), entreprise pionnière dans la fabrication de caméras légères (dont la fameuse "Paluche") et que les Grenoblois connaissent bien pour ses locaux avec vitrines en rez-de-chaussée, disséminés dans les rues Bayard, Auguste-Gaché et de la Paix. Mais à vrai dire, les aventures grenobloises de GODARD resteront surtout comme une illustration des expérimentations souvent tâtonnantes, qui jalonnèrent la chronique grenobloise de l'après-68. C'est précisément à l'héritage plus ou moins mythique du Grenoble post-soixante-huitard qu'est consacrée la nouvelle exposition du Magasin...

Bien qu'intitulée Cinéma(s), elle se penche en réalité davantage sur ce que l'ébullition grenobloise d'il y a trente ans engendra de novateur dans l'art d'aujourd'hui, que sur le cinéma stricto sensu encore qu'en effet ce dernier n'en fût pas absent. Prenant des allures de voyage imaginaire un peu énigmatique, où s'entremêlent évidences et mystères, l'exposition s'attache à l'éclosion d'une jeune génération de créateurs, tous issus du moule grenoblois, et dont les préoccupations doivent évidemment beaucoup aux médias (mais comment pourrait-il en être autrement?). Plus nettement qu'à l'éphémère épisode dauphinois de GODARD (finalement sans grands lendemains), ces artistes doivent surtout beaucoup aux expériences pédagogiques dont Grenoble fut naguère le théâtre. Il convient de citer l' "atelier expérimental ouvert" qu'avait mis en place Pierre CASALEGNO, alors professeur d'arts plastiques au lycée Emmanuel-Mounier, et dont sortirent nombre de jeunes gens doués, qui intégrèrent par la suite l'École d'art de la rue Lesdiguières (où enseignaient Daniel DONADEL, Georges REY, Ange LECCIA et Jean-Luc VILMOUTH) et qui, de nos jours, se sont fait une place dans le cénacle plutôt étroit de l'art contemporain.

Par-delà les sensibilités et les esthétiques, toute cette nouvelle scène artistique se trouve d'abord liée par une attention portée à l'image en mouvement: cinéma, video, télévision. C'est Bernard JOISTEN peignant des tableaux à l'aérographe, aux atmosphères kitch imprégnées de "clichés" cinématographiques; c'est Philippe PERRIN tentant, au moyen d'une installation plutôt spectaculaire (BMW au pare-brise criblé d'impacts de balles, sur une musique agressive empruntée au groupe The Clash), de reconstituer la fin sanglante et ultra-médiatisée de Jacques MESRINE; c'est l'installation de Philippe PARRENO diffusant notamment une voix-off imitant celle de GODARD; c'est encore le photomontage d'Ange LECCIA, confrontant des photogrammes du film Le Mépris du même GODARD à ceux du célèbre film amateur montrant l'assassinat de John KENNEDY.

S'il est un autre point commun à tous ces créateurs, ce serait sans aucun doute leur aspiration à travailler ensemble, au coup par coup, sur des projets rigoureusement circonscrits. Ainsi, l'exposition insiste particulièrement sur la démarche de Dominique GONZALEZ-FOERSTER, Philippe PARRENO et Pierre HUYGHE, consistant à solliciter des artistes, afin qu'ils créent des oeuvres mettant en scène Ann Lee, un personnage de manga dont ils ont acheté les droits. Et si l'exposition se termine par la projection d'une scène d'Alphaville (encore un film signé GODARD, lequel fait décidément planer son ombre tutélaire sur cette réouverture du Magasin), scène montrant un personnage aux prises avec un alignement de portes dans un interminable corridor, c'est peut-être que ces projets collectifs nous enseignent que le propos de l'exposition doit rester comme ces portes: ouvert.

Jean-Louis Roux