Réouverture du MAGASIN



 

"Les utopies de Grenoble renaissent au Magasin"
la Croix, Paris, 23 janvier 2006, p. 24


Le centre d'art « Le Magasin » montre comment les expérimentations locales en matière d'urbanisme et de cinéma ont donné naissance à une génération d'artistes.

CINEMA(S)
Au Magasin de Grenoble

De notre envoyée spéciale

L'année 1968: la jeunesse française monte sur les barricades et Grenoble s'enflamme pour les jeux olympiques. De ce double élan utopique naît localement, en 1972, ce que l'on appelle bientôt la cité laboratoire. Entendez: une «Villeneuve» de 10 000 logements dont 60% de HLM conçus selon une architecture post-Le Corbusier, avec grandes baies donnant sur les montagnes, façades colorées, espaces collectifs de convivialité, cinq écoles expérimentales et même une vidéogazette, l'une des premières télévisions câblées de proximité. De 1974 à 1978, Jean-Luc Godard vient habiter et tourner à la Villeneuve. Le cinéaste a été attiré à Grenoble par la présence de Jean-Pierre Beauviala, brillant ingénieur passionné de cinéma engagé, ami de Jean Rouch et de Louis Malle, qui a fondé la société Aäton et fabrique du matériel vidéo léger, comme la caméra «La Paluche»...
Ceux-là rêvaient de changer la vie... Ils ont donné naissance - ce qui n'est déjà pas si mal - à une formidable génération d'artistes, comme le montre Le Magasin-Centre national d'art contemporain de Grenoble, qui rouvrait ses portes ce week-end. Après deux ans de fermeture et 1,9 million d'euros de travaux pour rénover une verrière signée Gustave Eiffel, son directeur Yves Aupetitallot a invité à exposer ce que l'on peut véritablement appeler aujourd'hui L'École de Grenoble. Soit une belle bande de complices, aujourd'hui reconnus sur la scène internationale: Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Joseph, Philippe Parreno, Bernard Joisten, Philippe Perrin, Christelle Lheureux... Les deux premiers ont vécu et grandi au coeur de la Villeneuve. La plupart se sont connus au lycée Emmanuel-Mounier où un professeur, Pierre Casalegno, avait obtenu d'ouvrir une classe expérimentale, sans contrainte d'horaire ni de pédagogie. Tous sont diplômés de l'École d'art de Grenoble; ils ont eu pour professeurs George Rey et Ange Leccia dont des oeuvres sont présentées aux côtés des leurs.
Le point commun à tous ces créateurs? Nourri au terreau grenoblois d'expérimentations télévisuelles et cinématographiques, leur travail utilise presque constamment l'image électronique. Il explore la frontière poreuse entre fiction et réel lorsqu'Ange Leccia confronte, par exemple, des images de l'assassinat de Kennedy à l'accident de la Porsche qui clôt Le Mépris de Godard. Ou lorsque Philippe Perrin met en scène la voiture criblée de balles dans laquelle est mort Jacques Mesrine, sur fond de musique des «Clash» hurlant Know your Rights, comme dans un sombre polar. L'autre particularité très forte de ces artistes, là aussi sans doute issue des utopies communautaristes de Grenoble après 1968, est leur goût du travail collectif, annonçant des pratiques aujourd'hui partagées par la jeune génération d'artistes. Loin du mythe du créateur solitaire, ils semblent d'emblée avoir préféré s'associer pour créer une oeuvre, un happening, baptisés, Siberia, Ozone ou Les ateliers du Paradise. Le Magasin a du mal à les évoquer en raison de leur caractère éphémère, à l'exception d'Ann Lee. En 2000, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, associés à Pierre Huyghe, ont racheté à un studio japonais les droits de cette créature animée de Manga. Pour la livrer aussitôt à l'imagination d'autres créateurs. A ce jour, une vingtaine d'artistes comme les graphistes M/M ou Liam Gillick, ont dédié des oeuvres à «Ann Lee»: une créature fictive certes, mais ayant donné naissance à une utopie collective, bien vivante, elle.

SABINE GIGNOUX