Réouverture du MAGASIN
«Le Magasin veille au grain»
Libération, Paris, 31 janvier 2006, p. 28
Le centre d'art
grenoblois rouvre après deux ans de travaux.
Des objets familiers, trousseau de clefs, sandale, lampe, canette, sèche-bouteille,
menottes, etc. -dessinés et démesurés, sont déréalisés.
Ces épures tracées à l'ordinateur sont les motifs d'un
papier peint passant du rose au bleu et retournant au rose, qui recouvre exactement
les deux énormes murs constituant «la Rue», l'un des deux
espaces d'exposition du Magasin de Grenoble. C'est avec cette oeuvre de Michael
Craig-Martin, artiste anglais et professeur entre l974 et 2000, de tout ce
qui compta dans le «Brit Art» contemporain, que rouvre
le Magasin. Avec la remise en route des lieux, c'est la mémoire qui
revient après plus de deux ans d'éclipse pour travaux. La résurgence
du Magasin, à la direction duquel se sont succédés Jacques
Guillot, Adelina von Furstenberg et, depuis presque dix ans, Yves Aupetitallot,
coïncide avec ses vingt ans d'anniversaire.
Fronton râpé. Rien n'a bougé dans
l'architecture du centre d'art, ancienne halle d'Eiffel dans une friche industrielle,
depuis son inauguration : l'époque où il fallait sortir du placard
l'art contemporain et affirmer fort son existence. L'enveloppe reste spectaculaire
: le Magasin porte toujours en effigie son fronton râpé d'église
italienne en attente de façade baroque, derrière lequel s'étend
une nef de fer et de verre. Depuis l'exposition Buren des débuts, en
1986, les outrages de la pollution avaient achevé de rouiller le métal
et d'abîmer la verrière zénithale latérale. D'où la
restauration.
Le centre d'art a dû déplacer ses activités,
déposer
les 1600m2 de verrière, remplacer la charpente, placer des verres de
sécurité et troquer le fer pour l'aluminium. Sinon, le lieu
a été laissé tel quel: un espace volontairement zarbi,
avec cette immense «Rue» pour les installations in situ,
des bureaux inconfortables en mezzanine, et les «galeries» d'exposition
repoussées latéralement.
Etant donné le rythme auquel
les musées changent et rechangent
leurs espaces, il est étonnant qu'on n'ait rien voulu déplacer
ici. D'autant que «cette disposition correspondait
alors à une
façon d'exposer», comme le rappelle Aupetitallot. «En
1986, le CAPC à Bordeaux avait déjà montré la
voie d'un art contemporain opérant à l'intérieur du patrimoine
industriel. Cela renvoyait à certaines problématiques artistiques
en rapport à l'architecture, aujourd'hui moins prégnantes.»
Michael Craig-Martin, comme d'autres avant lui (Robert Barry, Lawrence Weiner,
John Baldessari, Allen Ruppersberg, John Armleder), a joué ici la carte
du «wall drawing», du décor qui s'efface devant
l'espace, plutôt que de la sculpture qui l'occupe.
L'autre manifestation dans les galeries se préoccupe de Cinéma(s).
L'exposé
est ambitieux : apporter sa pierre historique aux développements contemporains,
qui fusionnent cinéma d'art et essai et cinéma
d'art tout court. Tout part ici d'une focale sur Grenoble. Dans cette ville,
lieu d'expérimentation sociale après 1968, se développèrent également
de nouvelles pratiques audiovisuelles lorsque Jean-Luc Godard s'y installe
en 1974 (il y tourna notamment Numéro deux et France-Tour-Détour-deux-enfants). [...]
Souvenirs. Ainsi, introduits par le visage de Brigitte Bardot
en brune (in le Mépris.), clippée par Ange Leccia,
puis par un extrait minuscule d'Alphaville, sont rassemblés
documents et oeuvres traités sur le même plan: historique. Des
projets collectifs réapparaissent,comme autant de beaux souvenirs
désemparés, telle la série des Ann Lee, ici
sur grand écran : l'achat à trois (Gonzalez Foerster,Huyghe
et Parreno), d'une figure de manga périmée
et sa remonétisation par d'autres artistes (Liam Gillick) qui la remettent
en circulation en la déplaçant sur les écrans de l'art.
Dans la continuation de ces aînés, le travail en duo (Ghost
of Asia) de Christelle Lheureux et d'Apichatpong Weerasethakul opère
dans le trou entre art et cinéma. L'art contemporain a sans doute changé la
donne du spectacle filmique, mais réciproquement, la production du cinéma
a aussi chamboulé la notion et surtout le temps d'exposition, devenu
selon Philippe Parreno, «le temps réel d'un tournage».
L'oeuvre se produit durant l'exposition, non plus dans l'oeil du spectateur,
comme le démontrait jadis Marcel Duchamp («C'est le regardeur
qui fait le tableau»), mais au delà et en deçà de
ce regard.
Dans le contexte de l'art français, thème de l'année
décliné notamment dans une mégamanifestation préélectorale
au Grand Palais en mai (quatorze commissaires sous la houlette de Bernard
Blistène), Yves Aupetitallot apporte sa réflexion: «Ce
ne sont pas les artistes français qui sont en crise, ce sont
les politiques culturelles touchant à cet objet qui est le nôtre,
l'art contemporain. Il faut tenir compte de la jeunesse de cet objet
dans les politiques publiques. Au contraire du spectacle vivant, l'art contemporain
n'a pas été complètement intégré, de sorte
que la décentralisation est intervenue trop tôt pour que l’Etat
abandonne ses missions régaliennes». Vingt ans après
l'inauguration du Magasin, un retour sur l'expérience grenobloise semble
donc une réponse presque patrimoniale.
E.L.