Réouverture du MAGASIN
"La culture tient le haut de l'affiche"
Présences, Grenoble,
mars 2006, p.18
La culture, entre rêve et réalité, obéit à des
règles spécifiques, mais fait vivre de nombreux professionnels.
Loin d'être antinomiques, économie et culture sont bien deux
mondes complémentaires.
Le Centre national d'art contemporain (Cnac), plus connu sous le nom
de Magasin, a rouvert ses portes, en janvier dernier, après une période
de fermeture pour rénovation. Emblématique du passé industriel
grenoblois, ce lieu est dédié depuis 1986 à la production
artistique. "Notre mission est de montrer l'oeuvre d'un artiste vivant,
explique Yves Aupetitallot, directeur du Cnac. Nous nous inscrivons donc dans
une logique de projet et de production. Nous avons des objectifs à remplir
pour diffuser la production artistique dans les médias et auprès
du public". Le Cnac compte 13 salariés permanents, mais recrute
des collaborateurs en fonction des projets, des techniciens pour installer
les oeuvres, des chargés de communication quand il s'agit de les diffuser.
Un vrai marché
"L'économie et la culture sont indéniablement complémentaires",
affirme Yves Aupetitallot. Selon la dernière étude Francoscopie,
la dépense culturelle moyenne des ménages s'établissait à 1
538€ en 2002, ce chiffre comprenant aussi les équipements et redevances
audiovisuels, principal poste d'achat. Directement ou indirectement, la culture,
prise au sens large, fait vivre un grand nombre d'entreprises, dont certaines
restent soumises à une réelle précarité. "Le
spectateur est la clé de tout, résume Rémi Perrier, producteur
et organisateur de spectacles. Nous exerçons une profession un peu particulière,
un métier à haut risque sur le plan financier. L'expérience
permet de limiter les échecs. Depuis cinq ans, RPO est une société saine,
mais nous ne sommes jamais à l'abri d'un coup dur". Même écho
du côté de Gilles Marcoz, gérant de Stratèges organisation, à Voiron: "A
chaque fois que nous décidons de programmer un artiste, nous nous interrogeons:
est-ce que ça va marcher ?" Gilles Marcoz achète des contrats
d'artistes auprès des producteurs et les programme dans les salles de
la région (Grand Angle, Summum...), mais aussi à Porcieu (Nord-Isère),
Carcassonne, Montpellier. "Une fois tous les frais déduits, notamment
les cachets des artistes et intermittents et les factures des prestataires extérieurs,
il nous reste les recettes de la billetterie. Au final, pour un spectacle, nous
pouvons réaliser des bénéfices ou non. Dans notre programmation,
nous devons aussi tenir compte de la concurrence: de plus en plus de concerts
sont organisés, avec un prix des places en constante augmentation du fait
de l'évolution des moyens matériels mis en oeuvre pour chaque représentation." La
société voironnaise emploie 2 permanents et de 10 à 20 intermittents
du spectacle selon la production. Mais, comme tout organisateur de spectacles,
elle fait également travailler les imprimeurs, médias, sociétés
de sécurité, prestataires d'accueil, sociétés de
location de matériel pour le son et la lumière, l'hébergement,
la restauration...
La force du système associatif
Au côté des entreprises proprement dites, le secteur culturel
est aussi formé d'un tissu associatif très dense qui génère
un nombre d'emplois directs et indirects considérable, mais difficilement
quantifiable. Les festivals illustrent bien cette réalité. L'association
Rocktambule, à Grenoble, dont le festival attire jusqu'à 13000
spectateurs, emploie 4 salariés permanents et 200 personnes pendant
le festival. "Depuis 1997, le secteur s'est professionnalisé, explique
Laurent Ageron, directeur de Rocktambule, et les intermittents reçoivent
de vraies fiches de paie. En devenant intermittents, les musiciens ont pu développer
leur projet, même s'il reste très dur pour eux de vivre de leur
métier. On estime à une dizaine le nombre de groupes locaux qui
s'en sortent financièrement. De notre côté, nous leur proposons
des formations et les accompagnons dans leur projet. Ils ont besoin d'informations,
de repères pour identifier leur public et les professionnels qu'ils
vont devoir rencontrer tout au long de leur parcours. La téléréalité a
donné une fausse image du métier. Pour percer, il faut du temps,
du travail et une bonne connaissance de la réalité".
Diversité et précarité
Le secteur culturel demeure, il est vrai, une activité particulière,
aux contours subjectifs. Ses acteurs exercent des métiers souvent précaires:
comédiens, metteurs en scène, musiciens, chanteurs, danseurs,
techniciens du son et de l'image... En France, selon le ministère de
la Culture, 429000 personnes occupaient, en 2004, un emploi dans les professions
culturelles, dont 116000 dans l'audiovisuel et le spectacle vivant et 121000
dans les arts plastiques et les métiers d'art. Le grand public a
sans doute découvert l'incertitude du lendemain dans laquelle vit une
grande partie de la profession lors du conflit des intermittents du spectacle.
La question de leur régime n'est d'ailleurs à ce jour toujours
pas résolue. Peu d'artistes arrivent à vivre correctement de
leur métier. La Sacem (Société des auteurs, compositeurs
et éditeurs de musique) comptabilisait ainsi, en 2005, 110 000 sociétaires,
dont seulement 12 000 avaient touché des droits supérieurs à 1000€ pour
l'année. "L'Isère enregistre 1000 créateurs, précise
Jean-Luc Carthonnet, délégué régional de la Sacem.
En 2005, 300 ont touché des droits d'auteur." Les débats
houleux qui se déroulent actuellement sur la question des droits d'auteur
et du téléchargement illégal des oeuvres sont bien la
preuve du lien étroit et particulier entre culture et économie.
Les chiffres publiés en janvier par le Syndicat national des éditeurs
phonographiques montrent que la baisse des ventes de CD a été plus
ou moins compensée en 2005 par l'achat de musique numérique.
Certes, Internet constitue un moyen d'accès à la culture, à condition
d'en faire bon usage. Certaines entreprises ont d'ailleurs senti venir la tendance. À Sassenage,
Starzik propose ainsi le téléchargement de titres de labels indépendants
et de sketches d'humoristes. Cinézime, à Grenoble, joue quant à elle
la carte du cinéma indépendant avec un concept de téléchargement
vidéo à la demande.
Un secteur fortement subventionné
"La culture, comme l'éducation, doit être gratuite et accessible à tous,
partout": la position du conseil général est clairement affichée.
Le budget consacré à la culture augmente chaque année. Outre
l'aide à la création artistique
(plus de 7M€ de budget en 2006), le conseil général a établi,
depuis 2004, la gratuité totale de ses musées. "Nous avons été le
premier département en France à prendre cette initiative, explique-t-on
au sein du conseil général. Il
faut reconnaître que la billetterie ne rapporte pas grand-chose. La gratuité,
elle, est en partie compensée par les ventes de catalogues et d'objets
dérivés." Résultat de cette politique ? Une nette
augmentation du nombre de visiteurs. Le Musée dauphinois a vu son taux
de fréquentation progresser de 161% entre 2003 et 2004. Le Musée
de la Révolution, à Vizille, affiche également plus de
100% de visiteurs en plus. Au Musée médiéval de Saint-Antoine-l'Abbaye,
le taux de fréquentation s'est accru de 87 %. Le comité départemental
du tourisme (CDT) enregistre pour 2004 une progression de 64% en moyenne de
la fréquentation des huit musées départementaux.
Le secteur culturel ne peut survivre sans subventions et autres aides extérieures.
Associations, institutions, salles de spectacles bénéficient
plus ou moins largement de subventions des collectivités territoriales,
même s'il reste dur pour certaines de trouver des sources de financement. "Les
musiques actuelles restent peu subventionnées et les entreprises ne
prennent pas suffisamment de risques pour nous aider", remarque Laurent
Ageron, directeur de Rocktambule. À Échirolles, La Rampe perçoit
des subventions de la Ville (qui gère par ailleurs une partie du budget
de fonctionnement), des conseils général et régional,
de la Drac, de la Sacem et de l'Office national pour la diffusion artistique.
La MC2, dont le budget s'élève à 7,5 M€, est subventionnée à 80
% par l'État et les collectivités territoriales. Le Musée
de Grenoble, avec un budget de 4 M€, est financé pour sa part à plus
de 93% par des fonds publics, le reste provenant de la billetterie, de la location
d'espace ou de la vente de catalogues. Subventionné à hauteur
de 100%, soit 1 M€, le Magasin espère renouveler ses partenariats
privés. Avant sa rénovation, l'institution avait notamment travaillé avec
Caterpillar, Dauphin, Gorgy Timing, Rank Xerox, Isermatic ou Completel. "Le
budget public ne va pas aller en augmentant, c'est à nous de trouver
des solutions, reconnaît Yves Aupetitallot. Les entreprises nous contactent
déjà pour organiser des manifestations pour leurs clients ou
leur personnel. La culture est un outil de dynamisation et de développement économique
parmi d'autres. L'économie ne peut se passer de la culture, qui donne à une
ville une certaine notoriété et véhicule son image à travers
le monde, tout en offrant une qualité de vie à ses habitants.
Par ailleurs, les études le prouvent: 1 € investi dans la culture
rapporte 2€, que ce soit par les impôts payés par les salariés
de ce secteur ou par le tourisme généré par l'attractivité d'une
ville, sa médiatisation... Certaines grandes villes internationales,
comme Bilbao, pour ne citer qu'un exemple, sont aujourd'hui connues pour et
par la culture."
Un vecteur touristique
Le Musée de Grenoble, qui dispose de la deuxième collection d'art
moderne en France après le Centre Pompidou, représente ainsi
une véritable vitrine internationale pour la ville. Il jouit d'une fréquentation
de 120 000 à 150 000 visiteurs par an, un taux excellent pour une ville
de la taille de Grenoble. Dans son ensemble, l'Isère bénéficie
d'une offre culturelle extrêmement riche. Selon le CDT, le département
comptait, en 2002, 90 musées, 16 sites archéologiques, 15 châteaux
ouverts au public et une quarantaine de festivals, auxquels il conviendrait
d'ajouter les édifices religieux, monuments historiques, parcs à thèmes...
Difficile d'évaluer les retombées économiques de la fréquentation
de ces sites. Selon l'observatoire du CDT: "Un touriste dépense
58€ par jour pour ses déplacements, son hébergement et ses
loisirs lorsqu'il fréquente un hébergement marchand, contre 22 € quand
il s'arrête dans un hébergement non marchand." Les événements
culturels se multiplient, le nombre de festivals connaît notamment une
nette augmentation avec une fréquentation en hausse. En 2004, le CDT
enregistrait 543 000 entrées dans les 48 festivals et manifestations
culturelles organisés en Isère, soit une progression de 22 %.
Parmi ceux qui attirent le plus de festivaliers, on peut citer Le Cabaret Frappé, à Grenoble,
avec 40 000 entrées en 2004, en progression de 62 %, ou encore le Festival
du court-métrage et ses 10 000 spectateurs. Ces manifestations tendent à se
développer, notamment, dans les stations de montagne pour toucher davantage
les touristes. C'est le cas des Rencontres Brel, à Saint-Pierre-de-Chartreuse,
ou du Festival du film montagne et aventures, à Autrans. Très
sollicité, le public doit faire des choix. Tout comme les entreprises
désireuses d'investir dans la culture.
Mécènes et partenaires
Le Domaine de Saint-Jean-de-Chépy, à Tullins, accueille régulièrement
des artistes, peintres, sculpteurs, musiciens. L'exposition "Le Chant
des sculptures" présente actuellement les oeuvres de 18 sculpteurs.
Cinq entreprises iséroises, GEG, Perraud Voyages, la Banque populaire
des Alpes, Saunier Plumaz Création et Danzi
Imprimeur, ont répondu présent pour financer cette exposition. "Depuis
2004, nous disposons d'un club d'entreprises qui compte 13 adhérents à ce
jour, remarque Michel Orier, directeur de la MC2. Avec un ticket d'entrée à 10
000€, déductibles des impôts à hauteur de 60% grâce à la
loi sur le mécénat de 2003, les entreprises bénéficient
d'un certain nombre de privilèges accès VIP, location de salles,
prestations diverses. Elles nous apportent de plus un autre regard sur la culture,
qui est mutuellement très enrichissant. "Mais le mécénat
culturel, en Isère comme ailleurs en France, tend à se raréfier.
Le Musée de Grenoble bénéficie du soutien des Amis du
Musée, qui participent à l'enrichissement des collections. Depuis
1987, l'association a effectué 300 K€ de dons pour financer l'édition
de catalogues ou l'acquisition d'oeuvres d'art. Mais elle a besoin d'entreprises
mécènes pour poursuivre ses missions. Guy Tosatto, directeur
du musée, explique: "Nous menons des partenariats avec d'autres
grands musées européens, ce qui permet de réduire le coût
de transport des oeuvres ou les frais d'édition des catalogues et nous
apporte des retombées en termes de communication. Nous menons également
des partenariats avec le Centre culturel italien ou la MC2, par exemple, pour
l'organisation de conférences." L'échange entre lieux culturels
permet effectivement une diminution des coûts et un partage des risques.
Certains festivals coproduisent ainsi une partie de leur programmation. "Le
festival off se déroule dans les cafés de Tullins, ce qui génère
pour eux des retombées économiques intéressantes",
note François Louwagie. "La MC2, le Summum, la Rampe ou l'Hexagone,
entre autres, s'engagent à produire certains groupes programmés
durant le festival Rocktambule", explique Laurent Ageron. "Nous travaillons
avec intelligence avec la MC2 et l'Hexagone en proposant une programmation
complémentaire", explique la directrice de La Rampe. Pour exister
et se renouveler, le milieu culturel doit donc aussi faire preuve d'entraide.
Quant au monde économique, il a indiscutablement besoin de la culture,
et inversement. "L'enrichissement d'un pays se voit dans sa culture",
conclut le directeur du Cnac.
F. Combier