Review : vidéos et films Collection Pierre Huber
"Pierre Huber, le collectionneur compulsif"
Beaux Arts Magazine, Paris, août 2006, p.52-57
Grand marchand, grande gueule, grand tout court, le Genevois Pierre Huber
est un collectionneur boulimique, engagé, passionné. Avec un flair
hors norme.
Taillé comme un bûcheron, le verbe haut, le rire aussi explosif
que ses colères, Pierre Huber ne passe pas inaperçu. Depuis plus
de vingt ans, on le voit sillonner au pas de charge foires et biennales du
monde entier, affublé de ses légendaires vestes, chemises et
pantalons à carreaux dépareillés ou rouge pétard.
Il aura pourtant fallu attendre l'exposition orchestrée l'été dernier
par Yves Aupetitallot au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
[lire BAM 253], «Private View 1980-2000 - Collection Pierre Huber»,
pour découvrir que cet homme pressé n'était pas seulement
un marchand hors pair mais aussi un authentique collectionneur au goût
audacieux et éclectique. On Kawara, son artiste fétiche, qu'il
considère à l'égal de Mondrian, et dont il emporte toujours
un petit tableau dans ses bagages, voisinait dans l'exposition avec Paul McCarthy
et John Millet, les plus trash des artistes californiens. Les peintures minimalistes
de Niele Toroni ou Olivier Mosset, les sculptures de Carl Andre ou Dan
Flavin côtoyaient les photos les plus «gore» de Cindy Sherman
ou les plus pornos de Thomas Ruff. Véritable condensé d'une collection
pléthorique, d'habitude stockée dans des entrepôts, «Private
View 1980-2000 - Collection Pierre Huber» présentait une soixantaine
d'artistes, principalement des Américains, des Allemands, des Suisses
mais aussi des Asiatiques (Nam June Paik, Chen Zhen, Kim Sooja, Wang Du...)
que Pierre Huber fut parmi les premiers à découvrir et à soutenir,
entraînant dans son sillage le regretté Harald Szeemann. Cet été,
c'est une petite sélection de vidéos qui sont mises en scène
au Magasin de Grenoble [lire encadré ci-contre]. Et comme l'homme
semble y prendre goût, le voilà qui envisage déjà de
dévoiler un autre pan de sa collection, des séries d'oeuvres
sur papier, notamment de Christopher Wool, Donald Judd et Jim Shaw.
A voir la notoriété et la cote des artistes réunis, on
pense à ces collections de milliardaires faites à coups
de millions. Ce n'est pas le cas. Bien sûr, il arrive au Genevois de
faire des folies. Il avoue lui même avoir mis sa galerie en péril
plus d'une fois, en précisant aussitôt que ses folies passées,
revendues avec de confortables plus values en période de vaches maigres
(les années 1990), ont aussi permis de la sauver en payant les frais
généraux. Pierre Huber n'est pas né avec une cuiller en
argent. Le secret de sa réussite tient à sa curiosité et à sa
capacité à réagir vite. Les toiles de Christopher Wool
que les dirigeants de bedge funds américains se disputent en
ventes publiques 2 M$ pièce, et dont il possède une dizaine de
variantes, valaient entre 30 000 et 40 000 $ quand i1 les a achetées. «Les
premières photos de Cindy Sherman - ses fameux Film stills qui
se vendent plusieurs centaines de milliers de dollars , je les ai payées
moins de 1 200 $, tout juste 200 à 300 $ pour
les moins chères, et les premiers portraits de Thomas Ruff qui valent
aujourd'hui 100 000 $ et plus, m'ont coûté l'équivalent de
2000 $, à tout casser.»
Mais n'allez pas croire que Pierre Huber est tombé sur des stars du
jour au lendemain. Ce grand professionnel, qui en tant que membre de son
comité restreint a largement contribué à hisser la
foire de Bâle à son niveau d'excellence actuel, ne cache pas ses
modestes débuts. Ancien champion de natation et entraîneur de
ski, ce «Colombo
de l'art contemporain» s'est formé sur le terrain, sans passer
par les livres - qui l'ennuient. Il commence à acheter de la peinture
au Portugal où il avait ouvert des clubs de fitness dès la fin
des années
1960 : «J'achetais des peintres portugais pour décorer la maison. » Après
avoir tout perdu sauf son entrain avec la Révolution des oeillets, il
se retrouve avec un ami cuisinier à la tête de l'Escapade, un
restaurant à proximité de Genève. En guise de décoration
et par mesure d'économie, il invite les peintres du dimanche à accrocher
d'aimables croûtes qui, très vite, font l'objet d'un commerce
actif : «Plutôt que de me faire payer, je demandais aux artistes
de me donne, une toile.» Ainsi a commencé sa double carrière
de marchand et de collectionnieur. Enfant déjà, il entassait
les Dinky Toys par centaines. «Au début, j'avais peur de passer
a côté d'un artiste ou d'une œuvre importante.» La
fréquentation
des foires, notamment celle de Bâle, du centre d'art d'Adelina von Fürstenberg
ou de la galerie Malicorda de Genève lui ouvre les yeux. Ses rencontres
avec des artistes comme Olivier Mosset et John Armleder et surtout avec le
critique d'art américain Bob Nickas, le font basculer dans l'art minimal.
Sa manière de collectionner change, sortant du cadre domestique pour
atteindre une dimension institutionnelle qui passe par la commande et la production
d'oeuvres majeures comme la Test Room, installation géante
de Mike Kelley qui devait être exposée au Magasin de Grenoble
mais que personne ne voulait financer. Plutôt que d'accumuler dans le
désordre
des pièces isolées, il s'efforce de former des ensembles
cohérents. Ainsi possède-t-il parmi les plus beaux ensembles
en main privée de Franz West, de Cindy Sherman, Mike Kelley, John Mc
Cracken ou encore Raymond Pettibon.
Le fait d'être marchand ne l'a pas toujours aidé. Quand il déboule
dans les galeries parisiennes de la rue de Seine, sans fortune et sans nom,
il est reçu comme un chien dans un jeu de quilles. C'est tout juste
si on répond à ses questions. D'où sa préférence,
aujourd'hui encore, pour les foires où les marchands sont plus disponibles. «Marika
Malacorda chez qui j'ai acheté ma première sculpture d'Armleder
en 1984 me traitait de marchand de soupe faisant dans l'art.» Plus tard,
c'est en partie à cause de ce statut de marchand qu'il n'a pas eu accès
au premier marché d'artistes rares et très demandés comme
les photographes allemands Thomas Struth et Andreas Gursky, et qu'il s'est
concentré sur Thomas Ruff dont la production était plus abondante.
Il ne le regrette pas, trop occupé à poursuivre sa route et sa
quête. Trop tard pour revenir en arrière : «Ce qui m'intéresse
et me fait courir, c'est l'artiste que
je vais découvrir demain.»
ISABELLE DE WAVRIN
QUESTIONS A PIERRE HUBER
Votre premier achat ?
Un paysage tout à fait banal, déniché à l'âge de 20 ans
à Rome sur un marché du Lungo Tevere, l'équivalent de Montmartre.
Une oeuvre qui m'a coûté quelques centaines de francs et que j'ai
conservée longtemps avant de l'offrir à mon frère.
Celui dont vous êtes le plus fier, votre meilleur coup ?
Je ne considère pas mes «coups» en termes financiers. Réussir
un coup, pour moi, ce n'est pas revendre le Pape de Cattelan deux ou quatre
fois plus cher que je ne l'ai payé, c'est réussir à convaincre
quelqu'un de me vendre une oeuvre dont j'ai très envie, comme la série
de dix tableaux qu'On Kawara ne voulait pas vendre. Il m'a fallu des mois de
palabres pour les obtenir.
Vous est-il souvent arrivé de regretter un achat ?
Non, personne ne m'a jamais forcé à acheter. Toutes les oeuvres que
j'ai acquises font partie de mon histoire et de mon aventure de collectionneur.
Je n'en renie aucune.
Votre pire folie ?
L'achat pour une somme record d'une sculpture de Paul McCarthy à la galerie
Vallois, à Paris. Son prix était largement au-dessus de mes moyens
mais j'ai quand même réussi à l'acheter. Comme un entraîneur
d'une équipe de football, j'ai dopé mes collaborateurs et ils
ont vendu comme des fous.
Les artistes sur lesquels vous pariez ?
Les artistes de tout l'Orient, de la Turquie à la Nouvelle Zélande.
L'art de l'Asie n'est qu'au début d'un réajustement. Longtemps
exclus du marché, les artistes asiatiques sont partie prenante d'une
création qui évolue très vite, comme leur pays.
Où achetez-vous de préférence ?
Dans les galeries, c'est la plus sure façon d'accéder aux meilleures
oeuvres. Je vais peu dans les ateliers, toujours accompagné par le galeriste,
parce que les artistes réservent le meilleur de leur production à leurs
galeries. J'achète peu en ventes publiques où depuis deux ou
trois ans les prix sont beaucoup plus chers qu'en galeries. Je le fais si je
n'ai pas le choix, quand j'y trouve une pièce qui manque à mon puzzle.
Vous faites-vous conseiller ?
Contrairement a d'autres, je ne suis entouré de personne. Comme
un moine, je fais le travail moi-même. Je regarde, je m'informe, j'écoute -
en particulier les jeunes collectionneurs ou galeristes comme Jan Mot à Bruxelles
mais je fais mes choix tout seul.
Procédez-vous à des arbitrages, des ventes, des échanges
?
Je vends seulement pour arbitrer et améliorer la collection. Mon métier
de marchand marche assez bien pour me permettre de ne pas vendre les pièces
de ma collection. Je procède le moins possible à des échanges.
Uniquement si j'y suis obligé car ca complique les relations. Les gens
se sentent trop souvent lésés.
Avez-vous une idée précise de la valeur de votre collection
?
Aucune.
Qu'envisagez-vous de faire de votre collection ?
J'avais l'espoir de l'installer dans ma ville mais il n'y a pas de lieu adéquat.
Si ma collection est assez bonne, il lui faut un toit qui lui offre toutes
les garanties de perdurer. Peut être me faudra-t-il un jour envisager
de créer un lieu. Je me donne deux ou trois ans pour trouver une solution.
Je ne veux pas emmerder mes héritiers avec cet art contemporain que
tout le monde déteste !