Review : vidéos et films Collection Pierre Huber
"Art moderne et contemporain : Comment commencer sa collection"
Horizon Croissance, Paris, Septembre Octobre Novembre 2006, p.59-63
Après l'exhortation de l'ancien ministre Jean-Jacques Aillagon ri s'
intéresser à l'art contemporain, le collectionneur et galeriste
suisse Pierre Huber o bien voulu donner quelques conseils avisés et
très concrets, pour vous aider à constituer intelligemment votre
propre collection, sans commettre trop d'erreurs, même si vous êtes
débutant. Quelques secrets délivrés par le fameux galeriste
suisse, dont la légitimité pour s'adresser aux entrepreneurs
souvent novices est d'autant plus grande qu'il à lui-méme été,
dans une vie professionnelle antérieure, un chef d'entreprise pour
lequel l'art représentait un veritable mystère. Pourtant, sa
vie d'action et d'entrepreneur n'a pas empêché Pierre Huber de
se constituer l'une des plus belle collections privées d'Europe et
de rencontrer l'art au point d'en faire son métier... peut-être
comme vous demain !
A l'origine, vous avez mené une carrière de sportif de compétition
puis d'entrepreneur. Comment êtesvous venu à l'art moderne au
point d'en faire votre métier, puisque vous êtes devenu galeriste
?
Pierre Huber: Au début de ma vie professionnelle, je n'avais aucune
prédisposition particulière pour l'art. Je n'avais reçu
aucune formation ni culture à ce sujet. Je ne suis donc pas entré dans
l'art avec un savoir, mais de façon tout à fait empirique. Il
se trouve qu'à la fin des années soixantedix, j'avais ouvert
trois restaurants sur Genève. Je ne sais plus pour quelles raisons nous
nous sommes mis à décorer les salles de l'un de nos restaurants
avec des tableaux: progressivement, c'est devenu de véritables expositions.
C'était très intéressant: les gens déjeunaient
ou dînaient et repartaient à la fin de leur repas avec un tableau
sous le bras! Du coup, j'ai voulu savoir vraiment ce qu'était l'art,
et plus spécialement l'art contemporain. J'ai donc commencé à me
documenter, à aller visiter régulièrement des expositions.
En 1984, nous avons ouvert notre galerie à Genève, et ensuite
j'ai intégré le comité de la Foire de Bâle, l'événement
de référence en matière d'art contemporain; j'ai été un
peu été à la base de sa réorganisation. En fait,
mon parcours initial est assez symptomatique des entrepreneurs qui se prennent
de passion pour l'art moderne ou contemporain: on ne naît jamais collectionneur.
On le devient au gré de ses centres d'intérêt à un
moment donné, de sa curiosité, mais aussi de l'effort que l'on
est prêt à accomplir. Car effectivement, l'art contemporain suppose,
plus que d'autres, de savoir de quoi on parle, et cela s'acquiert avec le temps.
Puisque vous l'avez vécu personnellement, pouvezvous nous dire comment
on commence concrètement ce parcours ?
Avant même de vous lancer dans la constitution de votre collection, il
faut aller à la découverte de l'art, voir le plus de choses possible,
en ouvrant au maximum votre esprit, même en vous faisant un peu violence.
Ainsi, vous allez petit à petit former votre goût personnel, et
ce n'est qu'à partir de ce momentlà que vous allez commencer à pouvoir
acheter. Commencez par acheter seulement les oeuvres que vous aimez. Ne cherchez
surtout pas à vous précipiter, tête baissée, pour
aller acheter quelque chose que vous ne comprenez pas encore. Si par exemple,
les oeuvres vidéo vous semblent trop avantgardistes, mieux vaut attendre...
l'affinement de votre goût vous conduira plus tard à apprécier
l'innovation de ce genre de supports. Ne cherchez pas non plus à faire
de la stratégie financière en collectionnant des oeuvres d'art
moderne, tant que votre goût n'est pas suffisamment développé.
Cela pourrait vous coûter cher, et l'art doit rester un plaisir avant
d'être un placement.
En tant que galeriste, rencontrezvous souvent ce profil de clients,
qui entrent dans l'art avec une démarche spéculative dès le départ
?
C'est très fréquent. Je me souviens plus particulièrement
d'un très jeune entrepreneur allemand. Il avait à peine vingt
ans et avait déjà accompli une réussite brillante. Millionnaire,
il se déplaçait en jet privé. Pour vous dire, le chancelier
allemand Helmut Kohl l'emmenait régulièrement dans ses déplacements
politiques, pour présenter un cas emblématique des Allemands
qui réussissent. Ce jeune homme avait entendu parler de moi et tenait
absolument à me rencontrer. Il m'a tout de suite fait comprendre qu'il était
pressé d'acheter. À sa grande surprise, je n'ai pas cherché à lui
vendre la moindre toile et je lui ai proposé, comme il voyageait souvent,
le défi suivant: pendant un an, à chaque fois qu'il se trouverait
dans une grande ville internationale, il m'appellerait au téléphone
et je lui dirais où aller admirer des oeuvres exposées, avec
la promesse... de juste regarder et de ne rien acheter pendant un an! Il était à New
York, je l'ai envoyé au MOMA. Il était à Londres et je
l'ai envoyé à la TATE GALLERY. Il ne comprenait toujours pas
pourquoi je ne voulais rien lui vendre, mais au cours de cette année
initiatique, son goût et sa sensibilité artistique se sont vraiment
développés et nous avons ensuite pu travailler ensemble, sur
de bonnes bases, à la constitution de sa collection.
Vous n'allez pourtant pas nier que l'art contemporain est également
un objet de placement financier ?
Bien évidemment, la majorité des gens s'intéressent à l'art
parce qu'ils savent qu'il y a des gains financiers à réaliser.
Mais il faut savoir qu'il y a énormément d'artistes et que très
peu font de la plusvalue. C'est un peu comme dans le sport! Il y a seulement
huit coureurs qui participent à la finale du 100 mètres aux jeux
Olympiques. Et pourtant, en amont des JO, des centaines d'athlètes dans
chacun des 200 pays du monde se sont préparés dans l'espoir de
parvenir à cette finale, où il n'y aura quoi qu'il advienne pas
plus de huit élus. Sur ce point, l'art n'est pas très différent
du sport ou de l'économie. C'est pourquoi il ne faut pas penser qu'on
va faire une plusvalue à chaque fois que l'on achète un tableau.
Pour ma part, j'ai toujours tenu à dissocier le marché et la
création. Un artiste n'est pas forcément intéressant parce
que ses oeuvres se sont négociées à des prix élevés
lors des ventes aux enchères. Non, un artiste est important parce que
ses créations s'inscrivent dans un héritage logique par rapport à tout
ce qui est intellectuellement sérieux dans l'histoire de l'art. C'est
pourquoi, lorsque vous commencez à constituer votre propre collection,
vous devez vous laisser guider uniquement par vos goûts personnels et
votre connaissance de l'art. Achetez un tableau qui vous plaît! Peut être
qu'un jour il vaudra plus cher que vous ne l'avez acheté, mais si ce
n'est pas le cas, au moins vous ne vous serez pas intégralement fourvoyé.
N'oubliez pas ce proverbe il vaut mieux se tromper soimême que se faire
tromper par les autres*. Ce n'est pas sa valeur financière qui fait
la qualité d'une oeuvre. Naturellement, si vous me demandez de constituer
avec vous un fonds d'investissement, mon discours ne sera pas le même.
Mais ce n'est pas la logique d'une collection privée, et sachez que
beaucoup de gens se sont lancés làdedans et se sont finalement
cassé les dents.
Maintenant, l'art est un marché qui évolue à la hausse
comme à la baisse. Comment le collectionneur novice faitil pour s'y
retrouver et détecter au mieux les valeurs montantes ?
L'intelligence du collectionneur est de ne pas forcément acheter lorsque
la vague est au plus haut. Cela exige de sa part une réelle connaissance
de l'histoire de l'art, une sensibilité très fine et un peu de
courage, pour acheter des oeuvres à des artistes qui produisent des
créations de qualité et qui pourtant vendent difficilement à l'instant
présent, car ils ne sont pas à la mode à ce momentlà.
En clair, vous nous dites que, un peu comme en Bourse, il faut être
capable d'être en avance sur le mouvement général ?
Certes, vous pouvez être en avance sur le marché ou sur la mode
si vous préférez mais seulement jusqu'à un certain point.
Il arrive souvent qu'un collectionneur ait la chance de s'intéresser à un
artiste à un moment où le marché ne le valorise guère,
et l'audace de lui acheter quelques oeuvres. Soudain, le marché se réveille
et la côte de cet artiste se met à monter, pendant que notre collectionneur
cherche toujours à compléter sa collection je dirais à rassembler
son puzzle. Pour cela, il va bien être obligé d'acheter cher les
dernières toiles de son artiste fétiche. Mais en même temps,
comme il se sera intéressé à cet artiste bien avant que
le flot de spéculation ne 'emporte, il n'aura pas perdu d'argent. Loin
de là.
Grâce aux premières toiles achetées, ce collectionneur
aura réalisé ce que nous autres financiers appelons une « moyenne à la
hausse »...
Si vous voulez. En tout cas, c'est généralement un bon signe.
Cela signifie que vous avez choisi un bon et que vous pouvez continuer à développer
votre collection. Je peux vous dire qu'en ce qui concerne ma collection personnelle,
j'ai fait par le passé l'acquisition d'oeuvres pour 5.000 francs, qui
valent aujourd'hui 300.000 dollars. Très sincèrement, si l'avais
joué uniquement sur la mode, le n'aurais peutêtre pas initialement
acheté ces toiles. Dès que vous agissez en fonction des phénomènes
de mode, vous avez toujours tendance à acheter lorsque le marché monte,
même si vous Vous êtes mis en tête de faire rigoureusement
l'inverse. Pourquoi'? Parce que vous ne savez jamais comment le marché est
manipulé. Vous ne savez même pas s'il est manipulé.
L'art contemporain serait-il selon vous un marché impossible à fausser
?
Certes, les phénomènes de mode existent. Mais, en même
temps, ce n'est pas une seule galerie ou un seul mécène qui va
pouvoir faire en sorte qu'un artiste se vende cher. C'est impossible. Le succès
d'une oeuvre commence à partir d'un ensemble d'éléments
référentiels très concrets; par exemple, lorsque l'artiste
rentre dans de bonnes collections privées, participe à des expositions
qui font mondialement autorité, des biennales, etc. Croyezmoi, cet ensemble
de reconnaissances représente un véritable certificat de qualité.
Ce n'est pas simplement du vent, malgré ce que beaucoup voudraient croire.
Les phénomènes de mode ne se manifestent que sporadiquement,
parce qu'il existe toujours une clientèle qui a les moyens d'acheter
sans forcément se soucier de la valeur intrinsèque des oeuvres
dont elle fait l'acquisition. Le fait que certaines galeries soutiennent délibérément
quelques artistes (parfois en établissant des partenariats avec des
décorateurs d'intérieur), le fait que les médias s'en
mêlent et que l'on parle de ces artistes dans les milieux mondains, contribuent
inévitablement à alimenter la mode. Mais, en même temps,
on ne construit pas sérieusement une collection valable sur les plans
esthétiques et patrimoniaux, autrement dit une collection qui se valorise
au fil du temps, en jouant sur ces seuls phénomènes. D'ailleurs,
les bons ne s'y méprennent pas: si vous conseillez vos clients sur des
oeuvres un peu douteuses et surévaluées par le marché,
ils s'en rendront très vite compte et ne reviendront plus vers vous.
De quel budget minimal faut-il disposer pour débuter sérieusement
une collection d'art contemporain ?
Il n'y a pas de budget minimal, mais différentes sortes de collections.
Vous pouvez constituer une collection tout aussi bien en investissant des millions
d'euros à son commencement, qu'en consacrant chaque année 50.000
euros à l'achat de quelques toiles bien choisies. Regardez, vous pouvez
acheter tous les ans deux ou trois pièces de qualité à 5.000
euros ou 10.000 euros chacune, à condition bien évidemment d'avoir
le goût et la culture suffisante pour bien les choisir ou au moins être
conseillé par un galeriste de qualité. Au rythme de trois pièces
par an, vous possédez au bout de dix ans 30 pièces, et 30 pièces,
c'est déjà une collection, qui ne manquera pas de se valoriser
si vous avez fait des choix suffisamment fins avec l'aide de votre galeriste.
Surtout, il faut savoir faire < tourner sa collection pour l'autofinancer
et l'améliorer en permanence. Une collection n'est jamais terminée;
elle est en perpétuel mouvement. Pour que votre collection atteigne
les sommets de la qualité, il faut à plusieurs moments accepter
de se séparer de certaines toiles en les vendant lorsqu'elles sont valorisées à des
prix intéressants, pour en acheter de plus belles. Comme dans n'importe
quel cycle économique, il y a toujours ceux qui arrivent derrière
et qui poussent ceux qui sont devant.
Pour détecter les « perles rares » de l'art contemporain,
encore faut-il savoir où les chercher. Quelles sont aujourd'hui les
grandes places internationales où bouillonne la création contemporaine
?
New York n'a toujours pas été détrônée. Pour
vous donner une idée, le quartier de Chelsea abrite plus de 200 galeries,
et vous y trouverez une foire d'art tous les jours! Toutefois, l'art se développe
de région en région, et d'autres pays commencent à émerger
sérieusement, au premier rang desquels la Chine, les Indes et le japon.
En fait, l'histoire se répète. À l'image des EtatsUnis
il y a plus d'un siècle, la Chine et plus particulièrement ses élites
se sont considérablement enrichies en l'espace de vingt ans. Tous ces
chefs d'entreprise chinois, qui ont bâti des empires, notamment dans
l'immobilier, souhaitent aujourd'hui se consacrer à autre chose qu'à leur
métier et disposent en même temps à titre personnel de
ressources financières considérables, qu'ils ont déjà commencé à consacrer à des
artistes locaux, très prometteurs, qui vont régénérer
le marché mondial. C'est la même chose en Inde, où je m'attends à un
boom considérable d'ici quelques temps. C'est la raison pour laquelle
je passe seulement deux jours par semaine dans ma galerie à Genève,
et que le reste de la semaine je parcours le monde de NewYork à Shanghai
en passant par Wellington et Tokyo. Dans mon métier de galeriste, il
faut absolument que j'aille en permanence observer la création là où elle
se trouve.
L'art est-il devenu autant votre métier que votre passion ?
Je ne peux imaginer l'un sans l'autre. Jeune, je faisais du sport, donc j'ai
décidé de devenir sportif de compétition et, qui plus
est, d'en vivre. J'aimais la grande cuisine; j'ai ouvert trois restaurants.
L'art a un jour envahi ma vie; je n'ai pu m'empêcher de devenir collectionneur
et galeriste. Sans passion, vous ne pouvez ni entreprendre ni collectionner.
Dans les arts comme dans les affaires, surtout si vous tenez à vous
positionner toujours à l'avant-garde.
phuber@horizoncroissance.com
Stéphane Jacquemet