Review : vidéos et films Collection Pierre Huber
"Talons aiguilles pour boules de Noël"
L'Humanité, Paris, 27 juin 2006,
p.22
La révolution vidéo dans la culture annoncée voilà quelques
années n'a pas eu lieu. C'était la mort définitive de
la peinture, du support matériel lui-même. La peinture revient,
y compris sous les formes d'une nouvelle figuration qui n'a pas encore
trouvé son
nom, d'autant qu'elle s'incarne en des formes diverses, de Marc Desgranchamps à Valérie
Favre en passant par Philippe Cognée et bien d'autres. Paradoxalement,
c'est maintenant que, coup sur coup, deux expos vidéos marquent des
points et s'imposent par leur qualité. La première vient de
se terminer à la Maison rouge, à Paris, avec une vingtaine d'oeuvres
de la collection Lemaître que nous avons évoquées ici
même. La seconde est à Grenoble au centre d'art contemporain
le Magasin, rouvert depuis quelques mois.
VIDEOLATRIE
EXCLUSIVE
Il s'agit cette fois d'un ensemble d'oeuvres de la collection du galeriste
genevois Pierre Huber, lequel du reste ne peut être soupçonné de
vidéolâtrie exclusive, puisqu'au carrefour depuis plus de vingt
ans d'oeuvres, comme celles d'Antoni Tapiès où la matière
est essentielle, d'oeuvres minimalistes ou relevant de l'abstraction géométrique,
mais aussi de la photographie depuis les années quatre-vingt.
Reste
un parti pris actuel pour la vidéo que Pierre Huber affirme sans ambages,
au risque d'être démenti par les évolutions
actuelles: «Je crois qu'elle est devenue, comme
la photographie pour la génération précédente,
l'outil d'expression privilégié de la génération
actuelle. » Et
d'ajouter : « La vidéo est importante tant qu'elle a l'art
contemporain comme adresse et tant qu'elle développe un langage qui
n'est ni celui du cinéma ni celui de la télévision.» Ce
dernier point est-il acquis ? Rien n'est moins sûr, tant la vidéo
a pu hésiter
au cours des dernières années entre le crypto-documentaire, le
nombrilisme ou le court métrage. De même, il n'est en rien évident
que la vidéo soit l'outil d'expression privilégié d'aujourd'hui.
Que ce soit en raison du retour de la peinture, on l'a dit, ou de l'importance
dans l'art contemporain des "installations" et mises en scène
diverses, de la fabrication de nouveaux objets, de nouvelles formes d'intervention
aux limites du politique comme de formes mêlant tous les genres.
ON CHOISIT
SON FORMAT
Quoi qu'il en soit cependant, les vidéos, de factures très diverses,
présentées au Magasin, sont pour le coup très efficaces.
Le coup de coeur va à Sylvie Fleury, née en 1961, et qui vit
et travaille à Genève avec une oeuvre de sept minutes appelée Strange Fire possédant la singulière faculté de
s'imposer très
fortement dans la mémoire. On n'arrive pas à l'oublier. Le propos
est pourtant assez simple puisque l'action se résume à ce que
l'artiste, dont on ne voit que les jambes, au-dessous du genou, et les très
hauts talons, piétine des boules de Noël en verre jusqu'à toutes
les réduire
en éclats. C'est totalement gratuit, sans but, semble-t-il, et profondément
réussi car tout à la fois jubilatoire et inquiétant comme
une marche sur le fil d'un rasoir, ou encore les danses douloureuses de la
petite sirène quand chacun de ses pas vers les bras du prince
perce ses pieds de mille aiguilles.
Candice Breitz, en montrant dans huit écrans, si l'on a bien compté,
des hommes et des femmes de différents pays du tiers-monde, chantant
dans un karaoké la même chanson, interpelle quant à elle
les modèles culturels, tout en suscitant l'émotion devant ces
chanteurs et ces chanteuses qui mettent toute leur âme dans cette interprétation
d'oeuvres tristement banales, un peu comme dans une Star Ac qui aurait du coeur
et de l'intelligence.
Francesco Vezzoli, dans le registre baroque qui est le sien, filme magnifiquement
l'étrange
solitude d'une femme, dans un jeu de miroirs, de reflets, une sorte de monde
parallèle d'où l'on appellerait au secours
pour retrouver un semblant de réalité, pour échapper à la
mort, comme dans ces rêves où l'on crie sans qu'aucun son ne s'entende.
Shirin Neshat, Iranienne qui travaille aux États-Unis, filme la fugue
onirique et tragique d'une jeune prostituée qui ne peut échapper à la
souillure du corps comme au mensonge religieux...
Le Magasin, pour chacune de ces oeuvres et bien d'autres qu'on ne peut citer,
a respecté les dispositifs voulus par les auteurs avec des espaces différents,
des écrans différents simples ou multiples. Chacun d'entre eux
a choisi son format, ce qui n'est pas un détail mais aussi une profonde
différence d'avec la télé ou le cinéma.
ALLIER PEINTURE ET VIDEO
Le Magasin expose, dans le même temps, des oeuvres liées à la
sphère punk aux États-Unis et particulièrement à Detroit,
dans les années soixante-dix où elle connut une force particulière
dans une capitale de l'automobile en proie à la crise. Il s'agit notamment
d'une installation alliant peinture et vidéo de Mike Kelley, Cary Loren
et Jim Shaw.
Maurice Ulrich